Il était une heure moins dix, et Moser qui arrivait, blême d'une crise de foie, dont la morsure l'avait empêché de fermer l'oeil, la nuit précédente, fit remarquer à Pillerault que tout le monde, ce jour-là était jaune et avait l'air malade. Pillerault, que l'approche des désastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errant, partit d'un éclat de rire.
" Mais c'est vous, mon cher, qui avez la colique. Tout le monde est très gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotées dont on se souvient longtemps. "
La vérité était que, dans l'anxiété générale, la salle restait morue, sous le jour roussâtre, et cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n'était plus l'éclat tumultueux des grands jours de hausse, l'agitation, le vacarme d'une marée, débordant de toutes parts en conquérante. On ne courait plus, on ne criait plus, on se glissait, on parlait bas, comme dans la maison d'un malade. Bien que la foule fût considérable, et que l'on s'étouffât pour circuler, un murmure seulement s'élevait, navré, le chuchotement des craintes qui couraient, des nouvelles déplorables qu'on échangeait à l'oreille. Beaucoup se taisaient, livides, la face contractée, avec des yeux élargis, qui interrogeaient désespérément les autres visages.
" Salmon, vous ne dites rien ? demanda Pillerault, plein d'une ironie agressive.
- Parbleu ! murmura Moser, il est comme les autres, il n'a rien à dire, il a peur. "
En effet, ce jour-là, les silences de Salmon n'inquiétaient plus personne, dans l'attente profonde et muette de tous.
Mais c'était autour de Saccard que se pressait surtout un flot de clients, frémissants d'incertitude, avides d'une bonne parole. On remarqua plus tard que Daigremont ne s'était pas montré, pas plus que le député Huret, averti sans doute, redevenu le chien fidèle de Rougon. Kolb, au milieu d'un groupe de banquiers, affectait d'être pris par une grosse affaire d'arbitrage. Le marquis de Bohain, au-dessus des vicissitudes du sort, promenait tranquillement sa petite tête pâle et aristocratique, certain de gagner quand même, ayant donné à Jacoby l'ordre d'acheter autant d'Universelle qu'il avait chargé Mazaud d'en vendre. Et Saccard, assiégé par la foule des autres, les croyants, les naïfs, se montra particulièrement aimable et rassurant pour Sédille et pour Maugendre, qui, les lèvres tremblantes, les yeux humides de supplications, quêtaient l'espoir du triomphe. Il leur serra vigoureusement la main, en mettant dans son étreinte l'absolue promesse de vaincre. Puis, en homme constamment heureux, à l'abri de tout péril, il se lamenta d'une misère.
" Vous me voyez consterné. Par ces grands froids, on a oublié un camélia dans ma cour, et il est perdu. "
Le mot courut, on s'attendrit sur le camélia. Quel homme, ce Saccard ! d'une assurance impassible, le visage toujours souriant, sans qu'on pût savoir si ce n'était là qu'un masque, posé sur les effroyables préoccupations qui auraient torturé tout autre !
" L'animal ! est-il beau ! " murmura Jantrou à l'oreille de Massias qui revenait.
Justement, Saccard appelait Jantrou, envahi d'un souvenir à cette minute suprême, se rappelant l'après-midi, où, avec ce dernier, il avait vu le coupé de la baronne Sandorff, arrêté rue Brongniart. Est-ce qu'il était là, encore, dans cette journée de crise ? est-ce que le cocher, haut perché, gardait sous la pluie battante son immobilité de pierre, pendant que la baronne, derrière les glaces closes, attendait les cours.
" Certainement, elle est là, répondit Jantrou, à demi-voix, et de tout coeur avec vous, bien décidée à ne pas reculer d'une semelle... Nous sommes tous là, solides à notre poste. "
Saccard fut heureux de cette fidélité, bien qu'il doutât du désintéressement de la dame et des autres. D'ailleurs, dans l'aveuglement de sa fièvre, il croyait encore marcher à la conquête, avec tout son peuple d'actionnaires derrière lui, ce peuple des humbles et du beau monde, engoué, fanatisé, les jolies femmes mêlées aux servante, en un même élan de foi.
Enfin, le coup de cloche retentit, passa avec une lamentation de tocsin, sur la houle effarée des têtes. Et Mazaud, qui donnait des ordres à Flory, revint vivement vers la corbeille, pendant que le jeune employé se précipitait au télégraphe, très ému pour lui-même ; car, en perte depuis quelque temps, s'entêtant à suivre la fortune de l'Universelle, il risquait ce jour-là, un coup décisif, sur l'histoire de l'intervention de Daigremont, surprise à la charge, derrière une porte. La corbeille était tout aussi anxieuse que la salle, les agents sentaient bien, depuis la dernière liquidation, le sol trembler sous eux, au milieu de symptômes si graves, que leur expérience s'en alarmait. Déjà, des écroulements partiels s'étaient produits, le marché exténué, trop chargé, se lézardait de toutes parts. Allait-ce donc être un de ses grands cataclysmes, comme il en survient un tous les dix à quinze ans, une de ces crises du jeu à l'état de fièvre aiguë, qui décime la Bourse, la balaie d'un vent de mort ? A la rente, au comptant, les cris semblaient s'étrangler, la bousculade se faisait plus rude, dominée par les hautes silhouettes noires des coteurs, qui attendaient, la plume aux doigts. Et, tout de suite, Mazaud, les mains serrant la rampe de velours rouge, aperçut Jacoby, de l'autre côté du bassin circulaire, criant de sa voix profonde :
" J'ai de l'Universelle... A 2 800, j'ai de l'Universelle... "
C'était le dernier cours de la petite Bourse de la veille ; et, pour enrayer immédiatement la baisse, il crut prudent de prendre à ce prix. Sa voix aiguë s'éleva, domina toutes les autres.
" A 2 800, je prends... Trois cents Universelle, envoyez ! " Le premier cours se trouva ainsi fixé. Mais il lui fut impossible de le maintenir. De toutes parts, les offres affluaient. Il lutta désespérément pendant une demi-heure, sans autre résultat que de ralentir la chute rapide. Sa surprise était de ne pas être plus soutenu par la coulisse. Que faisait donc Nathansohn, dont il attendait des ordres d'achat ? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernier, qui, tout en achetant pour Saccard, vendait pour son propre compte, averti de la vraie situation par son flair de juif. Massias, très engagé lui-même comme acheteur, accourut, essoufflé, dire la déroute de la coulisse à Mazaud, qui perdit la tête et brûla ses dernières cartouches, en lâchant d'un coup les ordres qu'il se réservait d'échelonner, jusqu'à l'arrivée des renforts. Cela fit remonter un peu les cours : de 2 500, ils revinrent à 2 650, affolés, avec les sauts brusques des jours de tempête ; et, un instant encore, l'espoir fut sans bornes chez Mazaud, chez Saccard, chez tous ceux qui étaient dans la confidence du plan de bataille. Puisque cela remontait dès maintenant, la journée était gagnée, la victoire allait être foudroyante, lorsque la réserve déboucherait sur le flanc des baissiers et changerait leur défaite en une effroyable déroute. Il y eut un mouvement de joie profonde, Sédille et Maugendre auraient baisé les mains de Saccard, Kolb se rapprocha, tandis que Jantrou disparut, courant porter à la baronne Sandorff la bonne nouvelle. Et l'on vit à ce moment le petit Flory, radieux, chercher partout Sabatani, qui lui servait maintenant d'intermédiaire, pour lui donner un nouvel ordre d'achat.