VIII
30 mars.
Jacquemort, d'un bond, atteignit la route et huma l'air frais. Il percevait des odeurs multiples et neuves, qui éveillaient en lui des souvenirs mal débrouillés. Depuis une semaine qu'il avait absorbé l'intégralité de la substance mentale du chat noir, il passait de surprise en surprise et apprenait à grand-peine à se débrouiller dans ce monde complexe et violemment affectif. Il était faux qu'il en eût hérité un comportement vraiment nouveau; ses habitudes physiques et ses gestes réflexes fondamentaux se trouvaient déjà trop profondément acquis pour se transformer beaucoup au contact de ceux du chat noir, dont l'intensité proportionnellement faible expliquait le peu d'effet; il riait maintenant de ses tentatives pour laisser croire – et se persuader lui-même – qu'il éprouvait le besoin de se gratter l'oreille avec son pied ou se coucher à croupetons, les poings sous le menton. Mais il lui restait un ensemble de désirs et de sensations, de pensées même, dont il pressentait le peu de profondeur et le grand attrait; la valériane par exemple: il sentit qu'à quelques mètres poussait un buisson de valériane. Cependant, il lui tourna délibérément le dos et s'avança dans la direction opposée à celle du village, le sentier de la falaise. Une idée qu'il trouvait fort bonne le guidait.
Il parvint au bord escarpé et découvrit sans peine un petit sentier à peine esquissé, tracé probablement par des chutes de pierres. Sans hésiter il s'y engagea, tournant le dos au vide, s'aidant de ses mains pour descendre. Il eut quelques émotions lorsque des cailloux se détachèrent sous ses pas, mais, indubitablement, sa progression présentait une sûreté souple encore jamais remarquée. En quelques instants, il fut en bas de la falaise. La mer, basse, découvrait un étroit ruban de cailloux roulés, encadré par des rochers découpés et taraudé de mares profondes. Jacquemort, d'un pas vif, se dirigea vers l'une d'elles. Il arriva près du bord, choisit un coin commode et s'accroupit, la manche relevée. Ses doigts crispés effleuraient l'eau.
Une dizaine de secondes s'écoulèrent. Et puis un petit poisson jaune montra sa tête derrière une herbe verte. On le distinguait à peine sur le fond végétal de la mare, mais Jacquemort voyait palpiter ses ouïes délicates et son cœur se réjouissait.
D'un coup, son bras se détendit; il saisit la bestiole et la porta à ses narines. Cela sentait vraiment bon.
Se léchant les lèvres, il ouvrit la bouche et croqua sans hésiter la tête du poisson frétillant.
C'était exquis. Et il y en avait plein la mare.
IX
16 avril
Angel reposa sur l'établi son rivoir et son tas, et s'essuya le front d'un revers de manche. Il venait d'achever le bordé tribord. Les clous de cuivre rouge faisaient une jolie ligne de taches sur le clair du bois incurvé. Le bateau prenait forme. Il reposait sur un berceau de chêne orienté vers la mer et d'où partait l'amorce de deux rails de chêne qui descendraient la falaise.
Les trois enfants, près de là, jouaient avec le tas de sciure et de copeaux qui encombrait un coin de l'atelier. Leur développement avait été étrangement rapide; ils marchaient maintenant tous les trois, avec leurs petits sabots de fer; seuls les pieds de Citroën saignaient encore un peu le soir, mais Joël et Noël, plus rustiques, résistaient et leur peau se cornait.
Angel s'étonnait; il était l'heure et la bonne n'arrivait pas. Il fallait pourtant que les enfants goûtent. Il se rappela soudain que la bonne était de sortie. Avec un soupir, il regarda sa montre. En vérité, Clémentine oubliait de plus en plus rarement de leur donner à manger, et lorsqu'il lui faisait le moindre reproche, elle répondait, insolente, avec une espèce de sûreté haïssable et presque justifiée. Angel se trouvait gêné de voir que les enfants le regardaient alors presque ironiquement et se rangeaient aux côtés de leur mère.
Il les observa et rencontra l'œil noir de Citroën qui le troubla. Avec un peu de colère, il se dit qu'ils n'avaient que ce qu'ils méritaient. Lui-même ne demandait pas mieux que de les flatter, de les embrasser, mais ne se trouvait jamais sollicité.
Ils aiment qu'on les brime, pensa-t-il plein de rancune.
Cependant il se dirigea vers eux.
– Venez goûter, mes cocos, dit-il.
Joël et Noël levèrent le nez et grognèrent.
– Aveu Antine, dit Joël.
– Antine, répéta Noël.
– Clémentine n'est pas là, dit Angel. Venez, on va la chercher.
Citroën passait devant lui à pas dignes. Angel tendit la main aux deux jumeaux. Sans la prendre, ils se mirent sur pieds dans un nuage de sciure et de copeaux et rejoignirent leur frère en courant maladroitement. Angel se sentit moite et nerveux. Il les suivit pourtant, de loin, car le jardin escarpé présentait mainte embûche et malgré son irritation, il aurait détesté qu'il leur arrivât un accident.
Il atteignit l'entrée de la maison une seconde après eux et les rattrapa dedans. Noël appelait sa mère d'une voix aiguë et Joël lui faisait écho.
– Assez, dit Angel avec une certaine énergie. Ils s'arrêtèrent étonnés.
– Venez à la cuisine, continua Angel.
Il était un peu surpris de ne rien trouver prêt. Elle aurait tout de même pu préparer ce goûter. Il les installa maladroitement devant des bols de lait et des tartines et se dirigea vers la porte tandis qu'ils s'empiffraient avec bruit. Il faillit se heurter à Jacquemort.
– Vous n'avez pas vu Clémentine? demanda-t-il. Le psychiatre se passa la main sur l'oreille d'un geste félin.
– Heu…, répondit-il sans se compromettre.
– Cessez vos manières de chat, dit Angel. Vous n'en avez pas plus envie que moi. Et dites-moi où est ma femme.
– Je regrette, dit Jacquemort, mais je suis entré par mégarde dans la salle à manger, elle y est.
– Alors quoi? grogna Angel.
Il écarta Jacquemort et passa furieux. L'autre le suivait. Angel voulait traduire en colère le dégoût de sa propre incompétence vis-à-vis de ses gosses, c'était visible, mais Jacquemort évita de le souligner.
Angel préparait une phrase blessante. Il s'emportait rarement, et toujours à cause des enfants. Il aurait dû s'en occuper plus. Il était énervé. Son cœur battait. Elle se moquait du monde.
Il poussa vivement la porte et resta sur place. Étendue sur la table de la salle à manger, Clémentine, le pantalon baissé jusqu'aux genoux, haletait et s'agitait, possédée. Ses mains, à ses côtés, se contractaient convulsivement. Sur le vernis de la table, ses reins ondulaient, se trémoussaient et ses jambes s'entrouvraient tandis qu'une légère plainte s'échappait de ses lèvres. Angel resta là un instant, stupide, et se mit à reculer. Son visage s'empourpra peu à peu. Il referma la porte et d'un pas rapide regagna le jardin. Jacquemort s'arrêta sur le perron et le vit disparaître au tournant de l'allée. Il revint lui-même sur ses pas et regagna la cuisine.
– Je me demande…, murmura-t-il.
En quelques gestes précis, il répara les dégâts commis par les salopiots. Ceux-ci, repus, babillaient joyeusement. Il leur essuya la figure et les poussa dehors.
– Allez jouer avec papa…, dit-il.
– Aveu… Antine…, dit Joël.
– Antine…, dit Noël.
Citroën ne dit rien et partit en direction de la remise, suivi de ses frères. Jacquemort attendit un instant en fronçant le sourcil. Il hésita, puis revint à la salle à manger. À plat ventre sur la table, cette fois, Clémentine continuait sa gesticulation obscène. Le psychiatre huma l'air de la pièce. Puis, à regret, il s'éloigna et regagna sa chambre. Il s'étendit sur le lit et s'essaya sans conviction au ronronnement. Malgré tout, il devait s'avouer incapable d'y parvenir de façon satisfaisante. Au fait, le chat noir qu'il avait psychanalysé quelques semaines plus tôt, avait-il su ronronner? Et puis il se remit à penser au sujet intéressant, Clémentine. Peut-être aurait-il dû toucher. Il flaira ses doigts. Il y avait encore un peu de parfum de la bonne, mais cela datait d'hier et c'était vague. Il était bien sur son lit, certes. Mais la femme, en bas, qui continuait sans doute à remuer. Il s'assit sur son lit, se leva, redescendit, et s'arrêta devant la porte de la salle à manger. Il prêta l'oreille. Plus rien. Il entra.