– Vous êtes toujours dans les mêmes termes avec votre femme?
– Oui, dit Angel. C'est une… Il s'interrompit.
– Ce n'est rien. Je n'ai rien à en dire. Les femmes et les hommes ne vivent pas sur le même plan. Mais je ne regrette rien.
– Ni vos enfants?
– Heureusement, dit Angel, je ne les connais pas encore. Je n'aurai pas de peine.
– Vous leur manquerez, assura le psychiatre.
– Je sais, dit Angel. Mais on a toujours quelque chose qui vous manque. Autant que ce soit quelque chose d'important.
– Les enfants élevés sans père…, commença Jacquemort.
– Ecoutez, dit Angel. Il n'y a pas à revenir là-dessus. Je m'en vais, je m'en vais. C'est tout.
– Vous vous noierez, dit Jacquemort.
– Je n'aurai pas cette veine-là.
– Ce que vous êtes banal, remarqua Jacquemort avec mépris.
– Voluptueusement banal, dit Angel.
– Je ne sais que vous dire.
– Ça s'entend, commenta Angel, sarcastique. À mon tour de poser des questions. Où en êtes-vous de vos grands projets?
– Rien, dit Jacquemort. Jusqu'ici, j'ai eu un chat et c'est tout. J'ai essayé un chien, mais le chat préalable provoque un fort désagréable conflit, et j'ai dû m'arrêter. Et puis, c'est un homme que je voudrais. Ou une femme; mais un humain.
– Qui fréquentez-vous en ce moment?
– Je vais connaître la bonne du maréchal-ferrant. Par la mercière.
– Vous allez chez la mercière, maintenant?
– Non, je ne sais pas, la couturière, enfin quoi. Au fait, c'est drôle. Elle fait toutes les robes de votre femme, n'est-ce pas?
– Jamais de la vie, dit Angel. Clémentine a tout amené. Elle ne va jamais au village.
– Elle a tort, dit Jacquemort. C'est plein d'intérêt.
– Allons donc, railla Angel. Ils vous rendent malade, tous.
– C'est vrai, mais c'est plein d'intérêt. En tout cas… oui… eh bien!… c'est curieux: la couturière a tous les modèles de robes de votre femme. Toutes celles que je lui ai vues ici.
– Ah? dit Angel, peu frappé. Il regarda le bateau.
– Il va falloir que je parte, dit-il. Vous voulez l'essayer avec moi?
– Vous ne partez pas comme ça, enfin…, dit Jacquemort, désespéré.
– Si. Pas aujourd'hui, mais je partirai comme ça.
Il s'approcha de l'étai qu'il avait scié à moitié et leva le bras. D'un coup de poing bien appliqué, il acheva de rompre la pièce de bois. Il y eut un violent craquement. Le bateau frémit et s'ébranla. Les rails de chêne, suiffés, descendaient au travers du jardin, et, à pic, coupaient directement vers la mer. Le bateau filait comme une flèche et plongea, hors de vue, dans un nuage de fumée puante de suif brûlé.
– Ça doit y être, dit Angel au bout de vingt secondes. Venez faire un tour. On va voir si ça marche.
– Vous êtes gonflé, dit Jacquemort. Lancer un truc d'aussi haut!
– Ça va très bien, assura Angel… Plus c'est haut, plus c'est beau.
Ils descendirent, moins vite que le bateau, la pente escarpée. Il faisait très beau et la falaise fourmillait d'odeurs de plantes et de bruissements d'insectes. Angel avait pris affectueusement Jacquemort par les épaules. Le psychiatre se sentait instable. Il aimait bien Angel et il avait peur.
– Vous serez prudent? dit-il.
– Naturellement.
– Vous avez des provisions?
– J'ai de l'eau et des lignes.
– Rien d'autre?
– Je prendrai du poisson. La mer suffit à tout.
– Ah! vous l'avez, vous, votre complexe, fulmina Jacquemort.
– Soyez pas vulgaire, dit Angel. Je sais, le retour à la mère, la mer, le même tabac. Allez donc psychanalyser vos abrutis. Les mères, j'en ai ma claque.
– Parce que celle-là est votre femme, dit Jacquemort. Mais la vôtre, vous la regrettez.
– Non. D'ailleurs, je n'ai pas de mère.
Ils se tenaient au bord du vide et Angel s'engagea le premier sur une petite corniche descendante. Le bateau était maintenant en vue, à leurs pieds. Jacquemort vit que les rails se redressaient presque horizontalement en arrivant à l'eau, après une chute à pic. Étant donné sa vitesse d'arrivée, la barque aurait dû se trouver au moins à trois cents mètres du bord. Il en fit la remarque.
– Il y avait un câble de rappel, dit Angel.
– Bon, approuva Jacquemort sans comprendre.
La plage de galets se peupla d'échos sous leurs pieds. Souple, Angel saisit l'extrémité d'un filin léger et élastique. Lentement, la barque se rapprocha du bord.
– Embarquez, dit Angel.
Jacquemort obéit. Le bateau oscilla. Quand on se trouvait dessus, il paraissait plus grand. Angel sauta à son tour et disparut sous le rouf.
– Je monte le balancier, dit-il, et on part.
– Pas pour de bon, hein? protesta Jacquemort. La tête d'Angel réapparut.
– N'ayez pas peur, dit-il en souriant. Je ne suis pas encore tout à fait prêt. Pas avant huit jours. Aujourd'hui on essaie.
XIV
27 juinet.
Tant avait de fois Jacquemort pris le chemin du village qu'il lui était devenu aussi plat qu'un couloir d'asile et aussi nu qu'un barbu rasé. Un simple chemin, une voie comme une ligne est une ligne, sans épaisseur et n'existe pas. Et raccourci se trouvait ce chemin; pieds connus, pas déjà faits (pas de marche et non de négation). Embrouiller, devait-il, inverser mais c'est insuffisant, les mêler, mieux, de parasites lettriques et logiques pour la parcourir, la route, sans ennui, ses pensées simples. Et tout de même, il arrivait au bout chaque fois. Il chantait aussi.
Le chant du canon,
Le chant du départ,
La chandelle nazale,
Le chancre moule,
Le chantre mouille,
La chambre mousse.
Et tous les chants connus, à naître, à venir, pauvre Jacquemort qu'il était bête, mais quoi, lui ne se voit pas. Alors il arriva au village, puisque c'est dit plus haut, et cette chape de ce village pesant lui tomba, et le couvrit, et le voilà devant chez la mercière (qu'il pensait) en fait couturière, et méritante, et il fit:
– Toc! deux fois.
– Entrez!
Jacquemort entra. Il faisait sombre comme dans toutes les maisons du village. Des objets fourbis luisaient profond. Le sol de carreaux usés, d'un rouge terne, jonché de petits morceaux de fil, de tissu, et de grains de mil pour les poules, de grains de sang pour les coqs et de grains de dix pour les amateurs.
La vieille couturière était vieille et cousait une robe.
– Tiens, se dit Jacquemort.
– Vous travaillez pour Clémentine? demanda-t-il pour en avoir le cœur net; car il suffit de questions pour la propreté du cœur, c'est un organe bien protégé et facile à entretenir.
– Non, dit-elle.
Jacquemort vit alors le maréchal-ferrant.
– Bonjour! dit-il aimable.
Le maréchal sortit de son coin. Il était toujours impressionnant, mais encore plus dans l'ombre, car cette impression restait imprécise et grandissait de ce fait.
– Que venez-vous faire? demanda-t-il.
– Je viens voir Madame.
– Vous n'avez rien à faire ici, estima le maréchal.
– Je voudrais savoir à quoi ça rime, demanda Jacquemort. Ces robes sont les mêmes que celles de Clémentine et ça m'intrigue.
– Vous vous fatiguez bien pour rien, dit le maréchal. C'est pas des robes brevetées, tout le monde peut les faire.
– On ne copie pas toutes les robes comme ça, dit Jacquemort sévère. C'est indécent.
– Pas de vilains mots, dit le maréchal.
Il avait vraiment de très gros bras. Jacquemort se gratta le menton, regarda le plafond ventru et décoré de mouches mortes sur des rouleaux gluants.