– C'est lui…, souffla-t-il.
– Il ne viendra pas ici, murmura-t-elle seulement. Il va dans sa chambre.
Elle remua un peu.
– Lâche ça! protesta Jacquemort. Je n'en peux plus. Elle obéit.
– Vous reviendrez encore me psy… choser, dit-elle la voix rauque. J'aime ça. Ça fait du bien.
– Oui, oui, dit Jacquemort, plus excité du tout. Il fallait quand même dix minutes pour que l'envie revienne. Les femmes n'ont aucune délicatesse.
Les pas du patron, tout proches, ébranlèrent le couloir. La porte de sa chambre s'ouvrit en grinçant. et claqua. Jacquemort à genoux, prêta l'oreille. À quatre pattes, il se rapprocha doucement du mur. Soudain, un petit rayon de lumière lui perça l'œil. Un nœud du bois devait manquer dans la cloison. Progressant vers la source du rayon qu'il suivit avec la main, il trouva aussitôt le trou dans la planche et y colla son œil, non sans une légère hésitation; il recula aussitôt. Il avait l'impression d'être vu aussi bien qu'il voyait. Mais il se rassura par la raison et se remit à son poste d'observation.
Le lit du maréchal-ferrant se trouvait juste en dessous. Un lit bas, chose étrange, et démuni de couvertures. Un matelas et un drap bien tendu, à l'exclusion de l'immuable édredon mamelu à peau rouge que l'on trouvait sur tous les lits du pays, en constituaient l'essentiel.
Accommodant sur le reste de la chambre, il vit d'abord le maréchal torse nu et de dos. Il paraissait affairé à quelque tâche délicate. On ne distinguait pas ses mains. Puis elles s'élevèrent et firent le geste de tapoter quelque chose sur quelqu'un. Elles revinrent à sa propre ceinture et il défit la boucle, qui céda; son pantalon tomba, découvrant ses jambes énormes et noueuses, velues comme des jambes de palmier. Il avait un caleçon de coton sale qui chut à son tour. Jacquemort entendait un murmure. Mais il ne pouvait à la fois voir et prêter l'oreille.
Le forgeron dégagea ses pieds nus du caleçon et du pantalon, et, les bras ballants, se détourna et marcha vers le lit. Il s'assit. Encore une fois, Jacquemort avait eu un mouvement de recul en le voyant approcher. Mais n'y tenant plus, il recolla immédiatement son œil à l'ouverture. Il ne bougea même pas en sentant Nëzrouge s'approcher de lui et se dit qu'elle allait prendre un bon coup de pied dans la poire si elle le faisait suer. Et puis il ne se dit plus rien car son cœur s'arrêtait. Devant lui, il voyait maintenant ce que le dos du forgeron lui avait caché jusqu'ici. C'était, vêtu d'une robe de piqué blanc, un merveilleux androïde de bronze et d'acier, ciselé à l'image de Clémentine, et qui marchait vers le lit d'un pas irréel. La lueur de la lampe, invisible pour Jacquemort, tirait des reflets de ses traits délicats, et le métal luisant des mains, poli jusqu'à la douceur du satin, scintillait comme un bijou sans prix.
L'automate s'arrêta. Jacquemort voyait le maréchal haleter d'impatience. D'un geste aisé, les mains de métal se portèrent au col de la robe qu'elles arrachèrent sans effort.
L'étoffe blanche en lambeaux tomba sur le sol. Jacquemort, fasciné, détaillait les seins de peau souple, les hanches flexibles et les articulations miraculeuses des genoux et des épaules. Doucement, l'androïde s'étendit sur le lit. Jacquemort se rejeta en arrière. À tâtons, il écarta brutalement la bonne qui s'efforçait de le remettre en train et il chercha fiévreusement son pantalon. Il avait laissé son bracelet-montre dans sa poche. À la lueur vague de la lucarne, il regarda: cinq heures moins le quart.
Depuis le jour où il l'avait surprise dans la salle à manger, tous les jours, à quatre heures et demie, Clémentine se retirait dans sa chambre pour faire, disait-elle, un petit somme. En ce moment où les reins d'acier de la statue plongeaient le maréchal dans l'extase, Clémentine, dans la maison de la falaise, crispait ses doigts fins sur ses draps et haletait aussi, satisfaite.
Jacquemort était de plus en plus excité quand il se rapprocha de la petite ouverture de la cloison. Sans hésiter, il regarda. Sa main cherchait en même temps le corps de Nëzrouge qui, ravie, n'y comprenait rien. Décidément, les paysans, c'est drôlement civilisé, se disait Jacquemort en regardant le maréchal.
XVII
39 juinet.
Les pieds dans l'eau, le pantalon relevé et ses chaussures à la main, Jacquemort contemplait bêtement le bateau. Il attendait Angel, le bateau l'attendait aussi. Angel redescendait la falaise, muni de couvertures et d'un dernier bidon d'eau. Il avait mis des vêtements de mer, en toile translujaune et cirée. Il traversa rapidement la petite crique de galets et rejoignit Jacquemort. Celui-ci se sentait serré.
– Restez pas comme ça, avec vos souliers à la main, dit Angel. Vous avez l'air d'un bouseux du dimanche.
– Je m'en fiche de quoi j'ai l'air, répondit le psychiatre.
– Et laissez votre barbe tranquille.
Jacquemort regagna le sol sec et posa ses godasses sur un gros rocher. Quand il levait la tête, il voyait la traînée rapide des rails du bateau disparaître au-delà des rocs de la falaise.
– Ça va me flanquer le cafard quand je verrai ce truc-là, dit-il.
– Mais non, dit Angel. Ne craignez rien.
Il franchit lestement la passerelle souple qui menait à bord. Jacquemort ne bougeait pas.
– A quoi ça sert, ces pots de fleurs? demanda-t-il lorsque Angel réapparut.
– J'ai pas le droit d'emporter des fleurs? demanda l'autre agressif.
– Mais si, mais si, dit Jacquemort. Il ajouta: Avec quoi les arroserez-vous?
– Avec de l'eau, dit Angel. Et puis, vous savez, il pleut aussi, en mer.
– Certes, confirma l'autre.
– Ne faites pas cette gueule-là, dit Angel. Vous me rendez malade. Dirait-on pas que vous perdez un ami!
– C'est le cas, dit Jacquemort. Je vous aime bien.
– Ben, moi aussi, dit Angel. Mais vous voyez, je m'en vais quand même. On ne reste pas parce qu'on aime certaines personnes; on s'en va parce qu'on en déteste d'autres. Il n'y a que le moche qui vous fasse agir. On est lâches.
– Je ne sais pas si c'est de la lâcheté, dit Jacquemort, mais ça me fait de la peine.
– Pour que ça n'en soit pas trop, dit Angel, j'ai mis des détails complémentaires un peu dangereux: pas de provisions, un petit trou dans la coque et assez peu d'eau. Ça va? Ça compense?
– Quel con, grogna Jacquemort furieux.
– Comme ça, continua Angel, ça reste une lâcheté du point de vue moral, mais physiquement, c'est hardi.
– C'est pas hardi, c'est idiot, dit Jacquemort. Pas confondre. Et puis, qu'est-ce que ça a de lâche, sur le plan moral? On n'est pas lâche parce qu'on n'aime pas quelqu'un, ou parce qu'on ne l'aime plus. C'est comme ça, quoi.
– On va encore se perdre, dit Angel. Toutes les fois qu'on commence à parler ensemble, on s'écarte dans le fortement pensé. Ça me fait une autre raison de partir; j'éviterai aussi de vous donner de mauvaises idées.
– Si vous croyez que les autres m'en donnent de meilleures, marmonna Jacquemort.
– C'est vrai, excusez-moi. J'oubliais votre fameux vide. Angel rit et replongea dans le ventre du bateau. Il en rejaillit presque aussitôt tandis qu'un léger ronflement s'élevait.
– Tout va bien, dit-il. Je peux partir. D'ailleurs, je préfère qu'elle les élève toute seule. Je ne serais sûrement pas d'accord et je déteste les discussions.
Jacquemort regardait l'eau claire qui grossissait les galets et les algues. La mer très belle bougeait à peine, un petit clapotis, mince comme des lèvres mouillées qui s'entrouvrent. Il baissa la tête.
– Ah! zut…, dit-il. Ne faites pas de blagues.