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– J'ai jamais pu en faire de vraies, dit Angel. Au moins, avec ça, je suis forcé. Je ne peux plus reculer.

Il redescendit vivement la passerelle et tira de sa poche une boîte d'allumettes. Il se baissa, en gratta une et enflamma le bout d'une mèche suiffée qui dépassait l'extrémité du chemin de lancement.

– Comme ça, dit-il, vous n'y penserez plus.

La flamme bleuâtre rampa tandis qu'ils la guettaient tous deux. Elle jaunit, s'enfla, courut et le bois commençait à noircir en craquant. Angel remonta et rejeta la passerelle sur la grève.

– Vous ne la prenez pas? dit Jacquemort détournant ses yeux de la flamme.

– Pas besoin, dit Angel. Je vais vous avouer une chose: j'ai horreur des enfants. Au revoir, mon vieux.

– Au revoir, sale con, dit Jacquemort.

Angel sourit, mais il avait les yeux brillants. Derrière Jacquemort, le feu soufflait et chuintait. Angel descendit sous le rouf. On entendit un violent bouillonnement et les pieds articulés se mirent à battre l'eau. Il remonta et prit la barre. Déjà le bateau avait de la vitesse et s'éloignait rapidement du rivage, se déjaugeant à mesure qu'il accélérait. Lorsqu'il fut à son plein régime, il parut, léger et grêle, marcher sur l'eau calme au milieu d'une gerbe d'écume. Angel leva un bras de poupée dans la distance. Jacquemort fit un signe. Il était six heures du soir. Le feu grondait maintenant et le psychiatre dut s'en écarter en s'essuyant le visage. Bon prétexte. Une épaisse fumée s'élevait dans un roulis majestueux, lacérée d'orange. En volutes puissantes, elle dépassa la falaise et monta presque droite dans le ciel.

Jacquemort frissonna. Il s'aperçut qu'il était en train de miauler depuis plusieurs minutes. Un miaulement de regret mêlé de douleur, comme celui d'un chat qu'on vient de couper. Il referma la bouche et, maladroit, remit ses chaussures. Il revint vers la falaise. Avant de grimper, il jeta un dernier regard vers la mer. Les rayons du soleil encore vifs faisaient scintiller, là-bas, un objet maigre qui marchait sur l'eau comme une notonecte. Ou une nèpe. Ou une araignée. Ou comme quelque chose qui marchait tout seul sur l'eau, avec Angel, tout seul, à bord.

XVIII

39 juinout.

Assise à sa fenêtre, elle se regardait dans le vide. Le jardin, devant elle, se tassait sur la falaise et laissait le soleil lui lécher tous ses poils obliquement, une dernière caresse avant le crépuscule. Clémentine se sentait lasse et se surveillait son intérieur.

Perdue dans elle-même, elle sursauta lorsque le quart de six heures sonna au lointain clocher.

D'un pas vif, elle quitta la pièce. Ils n'étaient pas au jardin. Elle descendit l'escalier, soupçonneuse, et se rendit délibérément dans la cuisine. De la buanderie, lui parvinrent les échos de la lessive de Culblanc tandis qu'elle ouvrait la porte.

Les enfants avaient tiré une chaise devant le buffet. Noël la tenait à deux mains. Debout sur une chaise, Citroën tendait à Joël, l'un après l'autre, les morceaux de pain de la corbeille; le pot de confiture reposait encore sur le siège de la chaise, entre les pieds de Citroën. Les joues barbouillées des jumeaux trahissaient l'usage déjà fait du produit de leur expédition.

En entendant arriver leur mère, ils se retournèrent et Joël fondit en larmes, suivi de près par Noël. Seul Citroën ne broncha pas. Il prit un dernier morceau de pain et y mordit, tandis qu'il faisait face et s'asseyait près du pot de confiture. Il mâchait posément sans se presser.

En pensant qu'elle venait, une fois encore, de laisser passer l'heure, Clémentine fut saisie d'un remords honteux, plus vif encore que le déplaisir éprouvé lorsqu'il lui arrivait de rentrer en retard. L'attitude même de Citroën, cet air de provocation et de défi, complétait celle de ses frères; s'ils faisaient face pour sa part, il avait, comme eux, le sentiment d'accomplir quelque chose de défendu; il s'imaginait donc évidemment que sa mère les brimait tous trois volontairement, qu'elle s'opposait à ce qu'il goûte; et cette réflexion fit tant de peine à Clémentine qu'elle faillit elle-même se mettre à pleurer. Cependant, afin d'éviter que sa cuisine ne prît des allures de vallée de larmes, elle parvint à réduire à merci ses glandes lacrymales titillées.

Elle s'avança vers eux et prit Citroën dans ses bras. Il se raidit, têtu. Très douce, elle l'embrassa sur sa joue brune.

– Mon pauvre chou, dit-elle avec tendresse. Cette vilaine maman qui oublie votre goûter. Venez, pour la peine on va boire une bonne tasse de chocolat au lait.

Elle le reposa par terre. Les larmes des jumeaux s'étaient arrêtées net et ils piaillèrent de joie en se précipitant vers elle. Ils frottaient leurs figures sales contre ses jambes gainées de noir, tandis qu'elle s'approchait du fourneau pour décrocher une casserole qu'elle remplit de lait. Médusé, Citroën, son morceau de pain à la main, la regardait. Son front plissé se détendit. Ses yeux brillaient de larmes, mais il restait encore indécis. Elle lui sourit, enjôleuse. Il sourit à son tour, d'un sourire timide comme un écureuil bleu.

– Tu vas voir comme tu m'aimeras, maintenant, murmura-t-elle presque pour elle-même. Tu n'auras plus jamais rien à me reprocher.

Et voilà, ils se nourrissent seuls, ils n'ont plus besoin de moi, se disait-elle cependant avec amertume. Peut-être qu'ils tournaient déjà les robinets.

N'importe. Cela pouvait se regagner. Elle leur donnerait tant d'amour. Elle allait leur donner tant d'amour que leur vie entière, tissée de soins et de bons offices, perdrait son sens hors de sa présence.

Comme ses yeux erraient à ce moment par la fenêtre, elle vit une épaisse fumée s'élever là-bas, vers le hangar. C'était le chemin de lancement du bateau qui brûlait.

Elle sortit pour aller voir; derrière elle, les trois petits babillaient. Elle sentait déjà ce que signifiait l'incendie sans avoir besoin de vérifier. Son dernier obstacle s'envolait.

Le hangar craquait et ronflait. Des morceaux de bois carbonisé s'abattaient du toit. Devant la porte, Jacquemort, immobile, contemplait le brasier. Clémentine lui posa la main sur l'épaule. Il sursauta, mais il ne dit rien.

– Angel est parti? demanda Clémentine. Il acquiesça de la tête.

– Quand tout ça sera brûlé, dit Clémentine, vous déblaierez avec la bonne. Ça fera un merveilleux terrain de jeux pour les petits. On leur construira un portique. Vous leur construirez un portique, c'est-à-dire. Ils s'amuseront comme des rois.

Il parut étonné et vit en la regardant que ça ne se discutait pas.

– Vous pouvez faire ça, assura-t-elle. Mon mari l'aurait très bien fait. Il était adroit. J'espère que les petits tiendront de lui.

TROISIÈME PARTIE

I

55 janvril

Déjà quatre ans et des jours que je suis là, se dit Jacquemort.

Sa barbe avait allongé.

II

59 janvril

Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s'inclinait au gré du vent, hachait l'air de biais.

Il n'y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s'arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits. Délicat.

Il pleuvait quand même. Clémentine, dans la cuisine, préparait des purées au lait. Elle avait engraissé. Elle ne se maquillait plus. Elle s'occupait de ses enfants. Son travail fini, elle monta pour reprendre sa surveillance. Quand elle entra, Culblanc leur faisait des reproches.