– Vous êtes des dégoûtants. Vous êtes des petits sales.
– Il pleut dehors, observa Citroën qui venait d'en réussir un beau bien filant.
– Il pleut dehors, répéta Joël.
– Il pleut, dit Noël plus concis.
Il est vrai qu'il s'évertuait au même instant.
– Et qui va nettoyer vos cochonneries?
– C'est toi, dit Citroën.
Clémentine entra. Elle avait écouté la fin.
– Naturellement, c'est vous, dit-elle. Vous êtes là pour ça. Ils ont bien le droit de s'amuser, ces pauvres chéris. Vous trouvez qu'il fait si beau?
– Ça n a pas le sens commun, dit Culblanc.
– Ça suffit, dit Clémentine. Vous pouvez retourner à votre repassage. Je m'occuperai d'eux.
La bonne sortit.
– Bavez, mes minets, dit Clémentine. Si ça vous amuse, bavez.
– On n'a plus envie, dit Citroën.
Il se leva.
– Venez, dit-il à ses frères. On va jouer au train.
– Venez me faire une bisette, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
Noël ne dit rien. C'était la seule possibilité résiduelle d'abréviation.
– On n'aime plus sa mamie? demanda Clémentine en s'agenouillant.
– Mais si, dit Citroën. Mais on joue au train. Il faut que tu montes dans le train.
– Eh bien! je monte, dit Clémentine. Houp! En voiture!
– Crie, dit Citroën. Tu feras le sifflet. Moi je suis le conducteur.
– Moi aussi, dit Joël qui se mit à faire tchou tchou.
– Moi…, commença Noël. Il se tut.
– Oh! mes cocos chéris, dit Clémentine. Elle se mit à les embrasser.
– Crie, dit Citroën. On arrive
Joël ralentit.
– Eh bien! dit Clémentine, la voix cassée d'avoir trop crié, il marche rudement bien, ce train. Venez manger votre purée.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Pour me faire plaisir, dit Clémentine.
– Non, dit Citroën.
– Non, dit Joël.
– Alors je vais pleurer, dit Clémentine.
– Tu ne sais pas, observa Noël méprisant, arraché à son laconisme habituel par la remarque vraiment outrecuidante de sa mère.
– Ah! je ne sais pas pleurer? dit Clémentine.
Elle fondit en larmes, mais Citroën l'arrêta aussitôt.
– Non, dit-il. Tu ne sais pas. Toi, tu fais hû, hû, hû. Nous on fait ah.
– Alors ah, ah, aah! dit Clémentine.
– Ce n'est pas ça, dit Joël. Écoute.
Puis gagné par l'ambiance, Noël réussit une larme. Piqué au jeu, Joël continua. Citroën ne pleurait jamais. Mais il était très triste. Peut-être même désespéré.
Clémentine s'inquiéta:
– Mais vous pleurez pour de vrai! Citroën! Noël! Joël! Cessez cette comédie, mes minets! Mes petits! Mes chéris! Voyons! Ne pleurez pas! Qu'est-ce qu'il y a?
– Vilaine! beugla Joël, lamentable.
– Méchante! glapit Citroën, furieux.
– Ouin! hurla Noël de plus belle.
– Mes chéris! Mais non! Ce n'est rien, voyons, c'était pour rire! Enfin, vous me rendez folle!
– Je ne veux pas de purée, dit Citroën et il se remit à brailler.
– Veux pas la purée! dit Joël.
– A veux pas! dit Noël.
Quand ils étaient émus, Joël et Noël se remettaient à parler bébé.
Clémentine les caressait et les embrassait, complètement démontée.
– Mes petits choux, dit-elle. Eh bien! on la mangera tout à l'heure. Pas maintenant.
Tout s'arrêta comme par magie.
– Viens jouer au bateau, dit Citroën à Joël.
– Oh! oui, au bateau, dit Joël.
– Au bateau, conclut Noël. Ils s'écartèrent de Clémentine.
– Laisse-nous, dit Citroën. On joue.
– Je vous laisse, dit Clémentine. Vous voulez bien que je reste à tricoter?
– À côté, dit Citroën.
– Va à côté, dit Joël. Hue, bateau!
Clémentine soupira et sortit à regret. Elle aurait voulu les avoir encore tout petits et tout mignons. Comme le premier jour où ils avaient tété. Elle baissa la tête et se rappela.
III
73 févruin.
Mélancolique, Jacquemort,
Se dirigeait vers le village.
Il pensait qu'il prenait de l'âge,
Il s'enfoirait de ses remords.
Il était vide, c'est un fët
Il n 'y avait point de progrët
Le temps était gris et mouillé
La boue comme des œufs brouillés
Sur ses croquenots tout souillés…
Un oiseau hurla. – Ah! Zut! Zut! dit Jacquemort. Tu m'as troublé. Ça commençait pourtant bien. Dorénavant, je ne parlerai plus de moi qu'à la troisième personne. Ça m'inspire. – Il marchait, il marchait toujours. Les haies de part et d'autre du chemin s'étaient garnies, pendant l'hiver, d'eiders d'eiders (qui sont les enfants des eiders comme des gentlemen's gentlemen sont les enfants des gentlemen) et tous ces petits eiders entassés dans les aubépines faisaient de la neige artificielle en se grattant le ventre à grands coups de bec. Les bas-côtés du chemin, frais et verts, gorgés d'eau, pleins de grenouilles, prenaient du bon temps en attendant la sécheresse de juillembre.
– J'ai été eu, continua Jacquemort. Ce pays m'a eu. Quand je suis arrivé, j'étais un jeune psychiatre plein d'allant, et maintenant, je suis un jeune psychiatre sans allant du tout. Ça fait une grosse différence, assurément. Et c'est à ce village pourri que je dois ça. Ce sacré village dégueulasse. Ma première foire aux vieux. Maintenant, je me moque apparemment de la foire aux vieux, je cogne à regret sur les apprentis et j'ai déjà maltraité La Gloïre parce qu'autrement ça me faisait du tort. Eh ben! c'est fini, tout ça. Je vais me mettre au travail énergiquement. C'est ça qu'il se disait, Jacquemort. Ce qu'il peut s'en passer des choses, dans la cervelle d'un homme, c'est pas croyable, ça fait penser.
Le chemin gémissait sous les pieds de Jacquemort. Chuintait. Gouillait. Résouillait. Gluissait. Au ciel, des corbeaux très pittoresques croassaient, mais sans bruit, car le vent portait dans l'autre sens.
Comment se fait-il, pensa soudain Jacquemort, qu'il n'y ait pas de pêcheurs ici? La mer est pourtant très proche, et pleine de crabes, d'arapèdes et de comestibles écailleux. Alors? Alors? Alors? Alors? Alors?
Alors, c'est qu'il n'y a pas de port. Il était si ravi d'avoir trouvé ça qu'il se sourit avec complaisance.
La tête d'une grosse vache brune dépassait une haie. Il s'approcha pour lui dire bonjour; elle était tournée dans le mauvais sens et il la héla. En arrivant tout près, il vit que c'était une tête coupée sur un épieu pointu; une vache punie, sans doute. L'écriteau était bien là, mais tombé dans le fossé. Jacquemort le ramassa et lut un mélange de boue et de lettres. – La prochaine – Tache – fois – Tache -tu donne – Tache – ras – Tache – plus de lait. – Tache. Tache. Tache.
Il hocha la tête, ennuyé. Il n'avait pas pu s'y faire. Encore, les apprentis… Mais pas les bestiaux. Il laissa retomber la pancarte. Les bêtes volantes avaient mangé les yeux et le nez de la vache et elle ressemblait à une cancéreuse que ça fait rire.
Encore une pour La Gloïre, dit-il. Ça va encore retomber sur lui. Et il aura de l'or. L'or est inutile puisqu'il ne peut rien acheter avec. Donc, c'est la seule chose valable. Ça n'a pas de prix.
Ainsi trouvait Jacquemort
Tout en marchant à pas vifs