Il était vêtu d’une chemise de nuit crasseuse, dont bâillait le col sur sa poitrine velue. Un pantalon mal attaché lui serrait la ceinture, s’enfonçait dans de grandes bottes, et surtout, surtout Hélène distinguait ses bras, ses bras tachés de sang rouge et elle voyait du sang encore, du sang caillé, séché, coagulé sur ses mains, son vêtement.
— Mais qui êtes-vous donc ?
— Moi ? Jean-Marie l’équarrisseur. Allons, n’faites pas de magnes et venez visiter un peu la turne puisque aussi bien, tout à l’heure, vous vous donniez la peine de sauter le mur, rien que pour regarder la cour d’écorchage. Allons, v’nez donc.
Hélène, à cette minute, défaillait.
Pour tenter la périlleuse entreprise qu’elle venait de réussir, elle avait dû faire appel à toute son énergie, maintenant elle était à bout, épuisée.
Mais Jean-Marie, qui avait parfaitement reconnu la fille de Fantômas, et qui se demandait, très anxieux, ce que celle-ci avait bien pu venir faire au clos d’équarrissage, n’était nullement disposé à la laisser partir.
Il ouvrait le bras, dans le geste d’un homme qui veut prendre de force quelqu’un contre sa poitrine et il ricanait, risible mais formidable.
— Allons ! la donzelle, v’nez donc.
Mais, au même moment, brusquement, Jean-Marie culbuta dans l’ombre en poussant un cri sourd :
— Ah nom de…
Qu’arrivait-il donc ?
La fille de Fantômas, éperdue, n’eut même pas le temps de s’en rendre compte. Devant elle, Jean-Marie, tombé à terre, se débattait, luttant avec un inconnu qui l’avait empoigné par les épaules et violemment jeté sur le sol.
Une voix cria :
— Fichez le camp, fichez donc le camp, nom de Dieu.
Hélène suivit le conseil, prit sa course, s’enfuit, folle de peur.
***
Près du clos d’équarrissage, une heure plus tard, Jean-Marie se démenait pour rompre les liens dont on lui avait entouré les poignets, les chevilles, pour arracher le bandeau qui l’aveuglait.
L’apache-équarrisseur était furieux :
— Ah saloperie de saloperie, bon sang de bon sang, sûr et certain que c’était un coup monté que c’t’affaire-là. Mais je les repincerai tous les deux. Jour de Dieu, d’où diable venait-il ce maudit camelot, ce camelot qui s’est jeté sur moi, qui m’a arrangé comme je suis, et puis s’est trotté, si vite, si habilement que je sais plus du tout maintenant de quel côté il a fichu le camp, ni même ce qu’il voulait, ni même si la fille de Fantômas s’est sauvée avec lui ou toute seule ?
20 – LA TÊTE D’ŒIL-DE-BŒUF
— Vous ne voulez pas répondre ? vous vous obstinez à prétendre que vous ne comprenez rien à toutes ces aventures ? que vous êtes parfaitement innocent de la mort de cet officier ? que vous n’avez pris part à aucune des opérations criminelles relevées contre vous au cours de l’instruction ? C’est bien cela ?
— Mais, mon président, c’est la vérité pure.
— Eh bien, le jury appréciera. Nous allons suspendre quelques instants, puis nous reprendrons l’audience pour l’audition des témoins.
Le président de la Cour d’Assises se recouvrit et ses assesseurs se levèrent et, graves, dignes, imposants, majestueux, leurs robes rouges dessinant des taches sanglantes sur le fond sombre des boiseries, les magistrats, un par un, se retirèrent dans la chambre des délibérations, avec le désir de se reposer quelques instants pendant que les gendarmes entraînaient au dépôt le malheureux Œil-de-Bœuf qui comparaissait ce jour-là devant le jury criminel de Quimper.
Mais pourquoi l’apache parisien qui, avec Bec-de-Gaz et tant d’autres étoiles de première grandeur de la pègre des faubourgs, avait commis des milliers de crimes, « passait-il » aux assises, ce jour-là ?
Œil-de-Bœuf avait été arrêté quelques heures après le naufrage du Skobeleffau moment où il détroussait un noyé, un officier de marine russe, victime du naufrage.
Il y avait contre Œil-de-Bœuf, et l’acte d’accusation les avait relevées, de lourdes charges. Non seulement on l’accusait d’avoir assassiné l’officier qu’il dévalisait au moment de son arrestation, mais de plus, on l’accusait d’avoir pris part aux manœuvres des naufrageurs.
On ajoutait qu’Œil-de-Bœuf faisait partie de la bande interlope qui, quelque temps auparavant, s’étaient répandue sur la Bretagne entière, où elle avait volé, pillé, tué.
***
L’audience, présidée par un magistrat sévère, n’avait encore été marquée par rien d’intéressant.
Le public qui se pressait dans le Tribunal de Quimper n’avait pas encore eu l’occasion de frémir.
Œil-de-Bœuf, très abattu, se bornait à nier.
— Mon président, avait répété l’apache d’une manière ininterrompue, sur un ton de voix plaintif et résigné, j’ai rien fait, j’suis innocent.
Quelle importance ? Puisque Œil-de-Bœuf avait toutes les chances du monde d’être condamné à mort. Le crime suffisait. Les autres délits perdaient de leur intérêt.
Mais tout le monde dans l’auditoire, avait été persuadé de la culpabilité d’Œil-de-Bœuf, rien qu’à la lecture de l’acte d’accusation, et chacun maintenant attendait la comparution des témoins, avec la certitude que leur interrogatoire ne ferait qu’établir plus manifestement encore la culpabilité de l’accusé.
Pendant ce temps, sur la place de Quimper, un homme, d’une quarantaine d’années parlementait avec l’un des gendarmes qui montaient la garde à l’extrémité du couloir où on avait fait entrer les témoins.
— Laissez-moi donc passer. C’est stupide de m’interdire l’accès des chambres des témoins. Quand je vous dis que je suis policier.
— Mille regrets, monsieur, mais la consigne est la consigne.
— Je vous dis que c’est grotesque. Comprenez, je m’appelle Juve.
— Juve ? dit le gendarme, c’est vous monsieur Juve ? le policier Juve qui poursuit Fantômas ?
— Hé oui, c’est moi Juve. Vous comprenez bien, j’imagine, que ce n’est pas aux agents de la Sûreté qu’on interdit de causer aux témoins ? C’est notre métier, cela, mon ami.
Et haussant les épaules, superbe d’autorité, Juve, passa devant le gendarme interloqué, à bout de résistance.
Juve se dirigea vers la salle des témoins :
— M. Ellis Marshall ? Madame Sonia Danidoff ? princesse Sonia Danidoff ?
Juve, qui venait d’entrouvrir une porte, avait appelé deux personnes enfermées dans une petite pièce qui, entendant prononcer leurs noms, se retournèrent d’un même mouvement, fort surprises :
— Vous, monsieur Juve.
— Moi-même. Voulez-vous m’accorder une minute d’entretien ?
— Nous vous écoutons, monsieur Juve. Mais que diable désirez-vous ?
Juve entra dans la pièce, referma soigneusement la porte, sourit, puis très franchement, tendit la main à Sonia Danidoff.
— Princesse, je suis ici pour vous parler d’une affaire intéressante, mais qui ne peut vous causer aucune espèce de désagrément.
— Mais, monsieur Juve.
— Non plus qu’à M. Ellis Marshall.
Juve s’amusait visiblement.
— Aôh, répondit l’Anglais, je suis enchanté, monsieur Juve, de faire votre connaissance et serais très heureux d’apprendre ce qui me vaut le plaisir de votre visite. Venez-vous nous voir, M meSonia Danidoff et moi, au sujet du procès ? ou alors…
Il allait parler, c’était sûr, du maroquin rouge. La princesse ne lui en laissa pas le temps.
— Taisez-vous donc, mon cher Ellis, dit-elle, M. Juve va certainement nous expliquer ce qu’il désire ?
— Vous avez raison, fit Juve, je crois, monsieur Marshall que vous êtes ici, à Quimper, en compagnie de la princesse Sonia Danidoff pour vous plaindre du vol d’une automobile, vol dont vous avez souffert récemment alors que vous vous rendiez à la Pointe Saint-Mathieu, et qui est, si je ne m’abuse, imputé à Œil-de-Bœuf. Est-ce exact ?
— C’est exact, mais en quoi ?