Endroit champêtre qui sent son faubourg d’une lieue, bals musettes où l’on n’oserait s’aventurer sans armes, cirques de plein air, photographes ambulants, tout concourt à faire de ce coin de la banlieue le rendez-vous aimé du peuple badaud de Paris, du gavroche qui paie une journée de plein air à son amie, la grisette, de l’apache qui offre deux heures de repos à sa « marmite ».
— Hé, là-bas, si qu’on s’envoyait deux ronds de frites ?
Au long du quai, marchant avec amour sur l’herbe brûlée du remblai, – une herbe jaune et sale, couverte de poussière, grâce au fréquent passage des automobiles qui n’éprouvent aucune gêne à transformer la route du bord de l’eau en piste d’essai – un groupe compact s’avançait.
Il y avait là des hommes et des femmes, les uns âgés, les autres tout jeunes, quelques-uns gais, quelques autres tristes, tous marchant de ce pas lourd et traînard qui est le pas habituel des ouvriers lorsqu’ils ne se rendent plus à l’atelier, lorsqu’ils marchent droit devant eux, pour se promener, pour s’amuser, et qu’en réalité ils s’ennuient profondément, ne sachant que faire, désœuvrés, sans but, sans direction bien précise.
— Si qu’on s’offrait deux ronds de frites, reprit le jeune homme maigre, qui, ayant remonté le remblai, semblait humer avec délices les relents empestés s’échappant d’un poêlon où une marchande faisait cuire, pour les verser ensuite dans de petits cornets de papier, des rondelles de pommes de terre.
— Eh bien, mon vieux Costaud, t’a pas la trouille, toi. C’est-y que tu vas payer, aussi ?
— As pas peur, Ernestine, j’suis encore là pour t’offrir un cornet. Si le Bedeau n’y voit pas d’inconvénient ?
Le Bedeau n’en voyait aucun.
D’abord le sinistre apache, en principe, trouvait qu’il fallait être deux fois stupide pour se montrer jaloux d’une « marmite », ensuite, comme il n’avait jamais le sou et qu’il était goinfre de tempérament, il estimait qu’un copain pouvait parfaitement payer une tournée de frites sans risquer de lui porter ombrage pour autant.
Le Bedeau lui-même approuva :
— Allez, hop, les autres, radinez-vous un peu par ici. Il y a justement le Costaud qui offre à chacun deux sous de frites.
— Ah, mince, alors s’écria un grand d’allure renfrognée et qui n’était autre que le Barbu, l’ancien lieutenant de Fantômas, ah, mince, qu’est-ce qu’elle va dire la marchande quand elle va voir combien c’est qu’il faut qu’on en débite de sa marchandise pour que chacun de nous en ait.
Ils étaient nombreux, en effet.
Toujours à la façon d’une bande d’enfants, les poteaux se rassemblèrent autour du poêlon, et la marchande, immédiatement, une brave femme qui, pourtant, n’avait pas froid aux yeux, se vit littéralement ahurie par les plaisanteries dont on l’assaillait :
— Hé, Maman la Friture, commanda de sa voix faubourienne le Costaud, un mec que l’on aimait beaucoup dans tous les assommoirs de la Villette, faudrait voir à voir s’il y a moyen de servir toute la compagnie ?
— Oui, criait Ernestine de sa voix piaillarde, servez-nous, Maman Friture, rapidement, et qu’il n’y ait pas de punaises, hein, dans vos patates.
Il y avait dans la compagnie un mince garçonnet qui, pendant que l’on se groupait tout autour de la marchande, avait trouvé « très farce » d’essayer de plonger sa main dans la poêle pour y choper une pomme de terre. Il s’était horriblement brûlé.
— Bon Dieu de salaud de Prussien, hurlait-il, scandalisé, ben vrai, Maman Friture, c’est du feu chaud dont vous vous servez.
L’émoi un peu calmé, le blessé consolé par les dames, qui, toutes, avec un bel ensemble, lui avaient offert de lui sucer les doigts, histoire d’éviter que ça fasse une cloque, le Costaud donnait ses indications :
— Et d’abord, combien c’est ti’ qu’on est au juste ? allez, tous par rang de taille, ah, nom d’un chien, c’est comme au régiment, un par un, fixe, Maman Friture, je vous présente la Société.
Et le Costaud qui aimait à rire, continuait, soulignant ses commandes de commentaires blagueurs :
— Voilà, Maman Friture, d’abord, à tout seigneur, tout honneur, à celui-là, le vieux qui a une barbe blanche de Mathusalem et l’air joyeux d’un croque-mort, autrement dit, au Roi des Chiffonniers, car c’est lui en personne, versez double ration, quatre sous de frites, c’est moi qui régale. Bon, passez à la caisse, à un autre. Celui-là, Maman Friture, le p’tit qui fait une si drôle de grimace, et qui porte une casquette pour s’donner des airs d’élégance, versez-lui un sou de frites seulement. Tiens, parbleu, c’est un capitaliste et je ne les aime pas, pas vrai, Camelot ?
— Va toujours, Costaud, j’te revaudrai ça.
Celui qu’on avait appelé le « Camelot » n’était autre, en effet, que ce marchand de journaux qui, plusieurs fois déjà, s’était mêlé à la bande des chiffonniers campant à la porte de Saint-Ouen. Il reçut avec une mimique peu satisfaite un cornet ne contenant, en effet, qu’une demi-portion de frites.
Mais le Costaud continuait les présentations :
— Hé, Maman Friture, c’est pas tout. Versez-moi quatre sous de frites, dans un seul cornet, maintenant, c’est pour les époux que voici, Papa et Maman Zizi, deux inséparables qui font la concurrence aux tourtereaux. Ils peuvent bien bouffer ensemble.
— Là, je continue, poursuivait le Costaud. Celle-là, c’est la môme Ernestine, deux sous de frites et demi… autrement dit, mettez-lui-en deux sous « bonne mesure », c’est une marmite, Maman Friture. Faut lui faire « bonne mesure ».
Et comme les éclats de rire fusaient, le Costaud expédia la fin de son monde :
— Deux sous de frites au Barbu, ainsi nommé parce qu’il est tout rasé, maintenant, rapport à des ennuis qu’il a eus avec un certain policier. Deux sous de frites au Bedeau, s’il en mangeait plus, ça lui ferait mal à l’estomac. Deux sous encore pour mézigue, parce que j’ai l’estomac, moi, qui s’balade dans mes semelles, une atteinte de boulimie, de fringale, quoi, j’peux pas m’en guérir depuis ma naissance. Et voilà, tout le monde est servi ? Fermez le ban.
— Et moi ?
— Et moi ?
— Ah, cent dieux, c’est vrai, v’là que j’oubliais celle-là et celui-ci. Ah, bougre de bougre, ah, mes aïeux, les cochons qu’est-ce qu’ils vont me dire ?
Le Costaud feignit un embarras extrême, puis il prit à la main sa casquette, s’inclina dans une révérence qu’il voulait cérémonieuse :
— Deux sous de frites pour la Belle des belles, clamait-il, deux sous de frites pour la nommée Hélène, pour l’enfant des chiffonnières, pour la fille adoptive du père et de la mère Zizi, deux sous de frites pour elle, Maman Friture, deux sous de frites épastrouillantes, mirobolantes, quintessenciées, deux sous de frites pour elle, que j’vous dis, et rien du tout pour Jean-Marie, son copain, parce qu’il est amoureux d’elle, et que quand on z’est amoureux, la légende veut qu’on vive de l’air du temps et d’eau fraîche.
Pourquoi s’étaient-ils réunis dans une promiscuité pour le moins stupéfiante, ces personnages, qui appartenaient, tous il est vrai, à la pègre parisienne, mais qui y appartenaient à titres divers ? Il ne fallait pas évidemment chercher à savoir quelles étaient les professions du Bedeau, du Barbu et d’Ernestine. Ceux-là vivaient, comme toujours, de besognes louches, de métiers hasardeux, peu avouables. Mais le camelot était un camelot, le père et la mère Zizi étaient d’honnêtes romanichels, Jean-Marie était équarrisseur, et Hélène, la jolie Hélène, elle-même, était régulièrement employée, comme trieuse, chez l’Accapareur, le plus riche des chiffonniers de la plaine de Saint-Ouen.