Mais il était dit que le monstre ne pourrait ce soir-là, satisfaire sa passion. Les chiffonniers s’étaient à peine éloignés, que Jean-Marie s’entendit appeler :
— Hé là, l’homme, venez donc causer un peu.
D’un bond, Jean-Marie se retourna.
Jean-Marie, qui déjà s’était mis sur la défensive, – il avait sans doute de bonnes raisons pour savoir que l’accident du Costaud pouvait lui causer des ennuis, – aperçut alors, assis à une table, dégustant un litre de bière, un paisible personnage vêtu de gris et qui avait tout l’air d’un paisible bourgeois.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’équarrisseur.
— Approchez donc, que diable. Je ne vous veux pas de mal. J’ai tout simplement l’intention de vous offrir un verre de bière et de causer un peu avec vous.
Jean-Marie et l’inconnu causèrent donc.
Étrange causerie. Il semblait que l’inconnu prît à tâche de questionner Jean-Marie et que Jean-Marie, entraîné par on ne sait quelle secrète sympathie, n’hésitait pas à se confier avec une franchise dont il n’était pas coutumier.
— Alors, conclut l’inconnu, au bout de quelques instants de ce mystérieux entretien, alors, comme cela, vous êtes équarrisseur ? La vue du sang, cela ne vous fait rien ?
— Ma foi, non.
— Rien du tout ?
— Oh ! rien du tout, et même…
— Même ?
— Même, je ne déteste pas ça.
C’était là, à coup sûr, des paroles audacieuses, dangereuses, et Jean-Marie les regretta immédiatement.
Si brute qu’il fût, en effet, l’équarrisseur venait parfaitement de se rendre compte qu’à ces derniers mots son interlocuteur avait tressailli.
— Et qu’est-ce que vous gagnez, dans votre métier d’équarrisseur ?
— Six francs, sept francs par jour.
— Cela vous irait de gagner vingt-cinq louis par mois ?
— Cinq cents francs ? Je ne vous comprends pas.
L’inconnu se contenta de sourire. Il tira de sa poche une carte de visite qu’il tendit à Jean-Marie :
— Vous comprendrez en voyant mon nom. J’ai besoin d’un aide. Venez donc me voir un de ces matins. Vous me plaisez.
Le paisible petit bourgeois vêtu de gris était déjà loin. Jean-Marie fixait, de ses yeux stupéfaits, la carte gravée :
— Deibler, c’est Deibler qui me parlait.
Cette nuit-là, Jean-Marie devait faire des rêves d’or, des rêves de sang.
22 – LES ÉLÈVES DU PÈRE GRELOT
Au bruit du réveil, le dormeur, étendu dans l’un des mauvais lits de l’ Hôtel d’Auvergne, boulevard Barbès, se redressa furieux.
— Sacrée sonnerie, murmura-t-il, pas moyen d’arriver à ne pas l’entendre.
Le dormeur étouffa encore un long bâillement, s’étira les bras en homme accablé de fatigue, puis, faisant un grand effort, se jeta à bas du lit.
— Secouons-nous, murmura l’ex-dormeur, secouons-nous, que diable, ou nous allons manquer la leçon.
Et c’est avec une rapidité merveilleuse qu’il acheva de s’habiller.
— Sept heures un quart, hum, je vais être en retard. L’excellent copain qui, rue Saint-Joseph, m’a passé le tuyau, m’a dit qu’il convenait d’être à huit heures chez le père Grelot si l’on voulait assister à la leçon. Bon, j’y serai à huit heures ou j’y perdrai mon nom.
Les vêtements que revêtait le jeune homme disaient assez bien sa profession. À coup sûr, il n’était pas riche. Il portait un petit complet à carreaux comme ont l’habitude d’en adopter les lads en rupture d’écurie. Il s’enfonçait sur le front une casquette plate à courte visière qui achevait parfaitement de lui donner la tournure d’un quelconque « sans-travail » comme il y en a tant dans les rues de Paris et qui sont un jour vendeurs de loupes aux étalages des rues barrées, le lendemain ouvreurs de portières, puis ramasseurs de mégots et, à l’occasion guides pour caravanes d’Anglais.
Ce curieux personnage tira de sa poche un portefeuille assez usagé, mais cependant de coupe recherchée, il y prit quelques billets de cent francs qu’il serra soigneusement dans un tiroir de la commode boiteuse, pièce principale du mobilier, s’assura qu’il restait quelques pièces blanches dans son gousset, alluma encore une cigarette, puis, d’un pas délibéré, il quitta son logis de l’ Hôtel d’Auvergne.
Ce jeune homme qui sortait ainsi d’un de ces bouges où l’on loue aussi bien « à la journée » qu’ « au mois » des chambres infectes, pleines de vermine, mais étonnamment bon marché, à tous ceux qui se présentent, quels que soient au juste leur profession, leur aspect, n’était autre en réalité que le journaliste Jérôme Fandor. C’est Jérôme Fandor qui sortait de l’ Hôtel d’Auvergneet remontait ainsi le boulevard Barbès en direction du Métropolitain.
C’est Fandor, toujours, qui montait au métro de Barbès, prenait place dans une des voitures du train, changeait à l’Étoile et s’arrêtait en fin de compte à la passerelle de Passy.
Jérôme Fandor, au sortir de la station du chemin de fer, descendit rapidement les escaliers qui conduisent à la Seine, puis, s’étant machinalement assuré que nul ne le suivait, traversait délibérément le fleuve, en homme qui sait parfaitement où il va, pour gagner enfin le quartier misérable de Grenelle.
Le journaliste demanda deux ou trois fois son chemin, s’informant d’une petite rue au nom extravagant, puis encore d’une impasse et après vingt minutes de marche il parvint au pied d’un immeuble sordide. À peine cependant hésita-t-il à l’entrée du couloir menant à l’escalier qui conduisait aux étages. L’endroit était lugubre, propice aux embuscades. Il suait le vice et le crime. Fandor y pénétra. Le jeune homme atteignit enfin le dernier étage où il se trouva face à une série de portes closes.
Au hasard, Jérôme Fandor frappa à la porte du milieu. Il y avait déjà quelques minutes que le journaliste attendait le résultat de son appel, lorsqu’une voix retentit :
— Qu’est-ce que c’est ?
— On demande le père Grelot.
Une bordée d’injures répondit :
— Espèce d’abruti, espèce de macaque, tas d’idiot, vermine, ah, j’vas t’apprendre, moi, à m’appeler le père Grelot.
En même temps, la porte s’ouvrit. Un petit vieillard bedonnant apparaissait à Fandor dans un pittoresque costume, composé, en guise de souliers, de vieilles bottes déformées, en guise de pantalon et de veston, d’un énorme paletot transformé en robe de chambre. Une calotte grecque ornait la tête du bonhomme.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? répéta-t-il, la porte entrebâillée, et pourquoi m’appelez-vous le père Grelot ? Je me nomme M. Maréchal. Ça vous écorcherait pas les lèvres, je suppose ?
Devant ce flot d’invectives, Fandor n’avait pas bronché.
— Si je viens vous voir, dit-il enfin, c’est probable que je sais à quoi m’en tenir. Allons, vieux, faites-moi place, que je puisse entrer dans votre piaule : c’est Jim qui m’envoie. Je viens pour une leçon.
— Ah, c’est Jim qui vous envoie. C’est différent. Fallait le dire. Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, mon garçon ?
— Je vous l’ai dit, j’voudrais une leçon.
— Une leçon de quoi ? je ne vous comprends pas du tout. Je ne suis pas professeur.
— Oh, la ferme, c’est pas la peine de me balanstiquer des boniments, père Grelot, j’vous dis tout de suite que j’viens pas au hasard, c’est Jim qui m’envoie. Ça devrait vous ouvrir les mirettes et vous éclairer l’entendement. Allons. Faites pas la bête et ne perdons pas notre temps. Donnez-moi une leçon.
Le vieux hésitait encore.
Le nom de Jim que Fandor prononçait avec une belle assurance lui était à coup sûr familier, mais tout de même la police est si bien faite parfois, qu’il faut se méfier toujours. Et le père Grelot se méfiait, se méfiait avec toute la prudence acquise que peut avoir un homme qui, vingt fois au moins, a glissé du banc de la correctionnelle derrière les verrous.