Était-ce l’homme qui l’avait à demi assommée d’un coup de poing ? Était-ce au contraire celui qui l’avait sauvée des brutalités de son agresseur ? Était-ce enfin le jeune homme qui, en dernier lieu, l’avait tirée des flammes de l’incendie ?
La fille de Fantômas, au sortir de son long évanouissement, n’en savait rien.
Elle ne savait plus qu’une chose, la malheureuse : c’est que la Fatalité s’appesantissait sur elle, c’est que, quoi qu’elle fît, il en résultait toujours d’effroyables aventures.
Et elle fuyait le destin, elle fuyait le sort, affolée, incapable de réfléchir davantage, prise de ce besoin d’aller plus loin que connaissent tous ceux qui ont eu peur, terriblement peur, dans leur vie.
La fille de Fantômas marcha de longues heures à l’aventure. Elle finit pas rejoindre une ligne de chemin de fer où des trains de marchandises sur des voies de garage semblaient attendre un prochain départ.
La fille de Fantômas n’hésita pas. Coûte que coûte, désireuse de fuir Paris, elle se faufilerait sous un wagon, elle s’attacherait aux essieux d’un fourgon.
— Le train m’emportera, pensait-elle, m’emportera loin de tous, loin de mon père que je hais, loin de Juve que je crains, loin de Fandor que j’aime. On m’oubliera. J’oublierai.
27 – LE HANGAR ROUGE
C’était un hangar banal d’aspect et qui, certes, n’aurait pas retenu l’œil du passant si sa renommée n’eût été universelle, si chacun n’avait connu sa lugubre destination.
À peine les lourdes portes qui le fermaient étaient-elles ouvertes timidement, juste ce qu’il était nécessaire pour permettre à un homme de passer – car ces portes semblaient ne devoir jamais s’ouvrir larges qu’à de rares instants fixés par un destin immuable – que l’on pénétrait dans une sorte de vaste bâtiment où l’obscurité régnait, quasi perpétuelle, le jour ne pouvant s’y infiltrer qu’avec parcimonie par d’étroits vasistas grillés de fer, protégés, de plus, au moyen d’épais treillages.
Il faisait noir dans ce hangar et l’œil le plus perspicace n’aurait d’abord rien pu y découvrir qui fût de nature à alarmer le plus pusillanime des visiteurs. La pièce semblait vide. Il fallait quelques minutes pour arriver à distinguer dans cet antre quelques caisses de bois numérotées de chiffres gigantesques, puis, dans le fond, deux vieilles voitures peintes en vert sombre, couvertes de poussière, qui ne devaient servir que rarement.
Rien de tout cela n’était effrayant. Non, rien. Et pourtant, il suffisait de pénétrer dans ce hangar, de respirer quelques secondes son atmosphère pour qu’un frisson vous prît à la nuque, vous courût au long de l’échine, vous secouât jusqu’à l’âme, vous tenaillât, vous torturât, mît devant vos yeux d’étranges visions, d’effarantes hallucinations, des visions de matins pâles, blafards, de matins où le petit jour éclairait d’horribles tragédies, se passant dans un immuable décor, le décor d’une hideuse machine dressant sans cesse vers le ciel ses bras rouges et réclamant toujours, inlassable, assoiffée, de nouvelles victimes.
Ce hangar où nul ne pénétrait que de temps à autre, furtifs, se dissimulant, paraissant honteux d’y entrer, quatre hommes, les passants se le montraient du doigt. Ce hangar sinistre dont les enfants se détournaient, que les chiens flairaient avec un hululement lugubre, ce hangar qui se dressait au centre de la rue de la Folie-Regnault, en plein Paris, c’était le hangar de « La Veuve », le logis de la Guillotine, l’atelier officiel de Monsieur de Paris, de Deibler, de ses aides, du bourreau et du bourreau-valet.
Perpétuellement silencieux, abandonné à de longs sommeils, hanté sans doute par de terribles apparitions, le hangar de la rue de la Folie-Regnault, où dormaient les deux guillotines mises par l’État à la disposition du bourreau, l’une pour Paris, l’autre pour la province, s’éveillait cependant certains soirs, et ces soirs-là, dans le quartier, une agitation fébrile se produisait immanquablement, cependant que circulaient des bruits de mort, des bruits d’exécution.
Les commerçants qui avoisinaient le hangar de la « Veuve », suivant la dénomination adoptée par tous, tiraient alors de leur sinistre voisinage des profits extraordinaires. Étant sur les lieux, et par conséquent à même de surveiller facilement les allées et venues du bourreau, bon nombre d’entre eux étaient chargés, moyennant une modique rétribution, de prévenir les journaux chaque fois que Deibler ou ses aides visitaient le Hangar Rouge.
Les reporters alors arrivaient à la chasse des informations, pistaient Deibler, accompagnaient les fourgons qui, au petit jour, s’éloignaient du hangar sinistre, et de la sorte, le lendemain, ils savaient où l’on exécutait, pouvaient s’y rendre et publier de sensationnels reportages sur la façon dont on avait tué… tué, légalement.
Le Hangar Rouge.
Bien qu’il s’abritât avec un soin extrême, une quasi-honte de lui-même, derrière des portes impénétrables, il avait presque une vie à lui, une existence propre. Le Hangar Rouge pesait sur tout le quartier du poids formidable de son horreur, de la crainte qui naissait des sinistres objets qu’il conservait jalousement. De temps à autre, des étrangers intriguaient pour obtenir du bourreau le droit d’en franchir le seuil, mais rares étaient ceux qui obtenaient la permission souhaitée, plus rares encore ceux qui, l’ayant eue, osaient entrer par la porte qui conduisait jusqu’au hangar, jusqu’au Hangar Rouge, ce hangar où dormaient les guillotines, les machines à tuer, les « Veuves » qui, toujours, appellent des amants, les serrent une fois contre leur poitrine puis les rejettent à l’oubli des cimetières.
***
— Jean-Marie, puisque vous ne connaissez pas encore « le travail », je vous conseille tout bonnement de m’aider à essuyer les pièces. Vous verrez ensuite comment se monte la machine, car je vais la dresser ce soir même, ici, dans le hangar, afin de m’assurer qu’elle fonctionne. Nous la démonterons ensemble demain matin. Faites attention. J’imagine que vous n’avez pas de sottes frayeurs ?
— De la frayeur, monsieur Deibler ? Vous voulez plaisanter. Dites que je suis aux anges. Vous savez bien ce que je vous ai avoué le jour où nous avons fait connaissance ? Je n’ai qu’une passion, moi, le sang, l’odeur du sang, la tiédeur du sang. Ah, ma foi, monsieur Deibler, je vous assure que je n’ai aucune terreur. Non, ce n’est pas la guillotine qui me fera jamais frissonner, moi, au contraire, enfin, je veux dire : qui me fera frissonner de peur.
À sept heures du soir, M. Deibler était venu mystérieusement en compagnie de ses quatre valets au Hangar Rouge. Son arrivée était ce soir-là presque passée inaperçue, car il ne venait jamais aussi tard.
À l’intérieur du Hangar Rouge, M. Deibler et ses aides, le plus tranquillement du monde et comme accomplissant une besogne fort ordinaire, préparaient la guillotine, la montaient lentement, s’assurant que l’humidité ne l’avait pas détériorée, que le couteau glissait irréprochablement au long de ses bras, que la bascule jouait librement, qu’au cours de la prochaine exécution, enfin, aucun incident ne viendraient entraver l’œuvre de justice.
— Jean-Marie, appelait M. Deibler de temps à autre. Regarde bien, ce n’est pas compliqué, mais encore il convient de ne point faire de gaffes. Tu vois ? Ce montant se visse de cette manière, et celui-ci se place ainsi.
Jean-Marie recevait des mains des autres aides, les unes après les autres, les différentes pièces des bois de justice.
Et de la sorte, dans le Hangar Rouge où M. Deibler venait d’allumer trois falots qui répandaient une lueur blafarde, le bourreau et ses aides, paisiblement, travaillaient à leur travail sinistre, auquel ils étaient loin d’ailleurs d’attribuer le caractère lugubre qu’on lui prête habituellement.
— Le couperet, disait M. Deibler, qui maniait avec indifférence, dans ses fortes mains, le tranchet triangulaire qui glisse entre les bras de la « Veuve », le couperet, Jean-Marie, regarde comme je le monte ? Tu vois ? c’est enfantin. Il suffit de le hisser, de l’arrêter sur le cliquet, et, crac ! au moment d’opérer, quand on presse sur le déclic, il glisse avec une rapidité d’éclair. Hop, tu as bien vu ? je te dis que c’est enfantin.