Выбрать главу

Dans la cuisine, où l’on voyait mal, le brouillard entrait à gros flocons, rendant l’atmosphère quasi irrespirable, et pourtant la mère Kéradeuc ne songeait pas à allumer la moindre chandelle, non plus qu’à vaquer à quelque occupation.

Quelle heure était-il donc ?

La mère Kéradeuc, de temps à autre, d’en dessous son tablier, jetait un regard timide et effaré à la grande pendule accotée à la muraille qu’elle avait à côté d’elle, et alors, elle se lamentait :

— Deux heures et demie seulement et c’est à cinq heures, à cinq heures quatre, m’a-t-on dit, que cela aura lieu. Ah, j’en deviendrai folle, dame oui.

La vieille Bretonne, de plus en plus, se dissimulait sous son tablier relevé, et même bientôt elle appuyait ses deux mains contre ses oreilles comme quelqu’un qui ne veut pas entendre, qui n’a qu’un désir : être dans le noir, demeurer dans le silence.

Or, comme la vieille Bretonne, au comble de l’effroi, se ratatinait sur elle-même de plus en plus, voilà qu’elle sursauta brusquement, montrant bien la peur violente qu’elle venait d’éprouver.

Du premier étage de sa maison, par l’escalier de bois blanc, une voix venait de la héler, une voix forte qui ne tremblait pas, elle, la voix d’un homme, d’un homme qui devait être jeune :

— Madame Kéradeuc, venez donc un peu ?

— Descendez donc vous-même, mon bon monsieur. Qu’est-ce que vous voulez ? Seigneur ma Doué, si c’est possible d’avoir la curiosité que vous avez, et que tous les autres qui sont sur la place ont comme vous. Ah, dame, il faudrait me payer cher, moi, pour aller regarder à la fenêtre.

Un pas pesant ébranla le petit escalier, puis un homme, l’homme qui venait d’appeler, fit son entrée dans la pièce.

— Allons, madame Kéradeuc, dit-il non sans hausser les épaules d’impatience, vous êtes effroyablement peureuse. Il faut vous secouer. Voulez-vous monter ?

— Ah, Dieu non, je ne veux pas monter.

— Eh, madame Kéradeuc, je crois pourtant que je vous ai payé assez cher le droit de me mettre à votre croisée pour que vous n’ayez pas regret de l’autorisation que vous m’avez donnée. D’ailleurs, il ne s’agit pas de ça. Voyons, renseignez-moi au moins, puisque vous ne voulez pas m’accompagner. Par quelle porte doit-il sortir ?

La mère Kéradeuc ne répondit pas. L’homme, d’ailleurs, n’insista pas.

— La vieille est complètement affolée, songea-t-il. Ne nous faisons pas d’illusion, elle ne nous apprendra rien.

Tournant sur ses talons, l’inconnu abandonna la cuisine où la mère Kéradeuc resta seule, puis remonta l’escalier sans hâte.

Il pénétra dans une petite chambre claire et proprette, sentant le pitchpin, dont le lit était couvert d’une cretonne blanche, dont les rideaux étaient de toile blanche et sur la cheminée de laquelle, poussiéreuse et touchante, on pouvait juste apercevoir, sous globe de verre, une couronne de fleurs d’orangers.

L’inconnu ouvrit la fenêtre, fit tomber le store et à travers les trous de l’étoffe regarda la petite place de Quimper.

On n’aurait certes pas reconnu ce jour-là la tranquille petite ville bretonne. Alors que d’ordinaire personne ne s’arrêtait sur la place déserte s’étendant devant la maison de la mère Kéradeuc que bordaient d’un côté de vieilles bâtisses et de l’autre la monumentale prison, une foule immense y grouillait aujourd’hui, chantant, riant, buvant. Rares étaient ceux qui s’étaient couchés la veille au soir. Il y avait là des paysans, des paysannes aussi, mais il y était surtout venu, d’on ne savait où, des chemineaux, des gars de batteries et aussi de ces travailleurs aux allures équivoques qui abondent dans les campagnes comme ailleurs et qui ne manquent jamais de se rassembler pour des spectacles analogues à celui dont ils allaient être témoins.

L’inconnu, d’un œil morne, lassé, presque blasé, examina la foule grouillante :

— Décidément, songeait-il, il y a là toute l’aristocratie spéciale de la Bretagne. Dommage, en vérité, que toute cette foule soit exposée à être cruellement déçue d’ici quelques instants.

Il y eut comme un frémissement.

— Parbleu, dit l’inconnu, ce sont les fourgons.

À l’un des bouts de la petite place, une voiture poussiéreuse, peinte en vert, fit son apparition, traînée au trot d’un vieux cheval blanc.

— Deibler, vive Deibler.

Les cris se croisaient : on applaudissait, on s’agitait.

L’arrivée des voitures composait en quelque sorte le premier acte de l’exécution d’Œil-de-Bœuf qui, à l’heure fixée par la Loi, c’est-à-dire au lever du jour, allait prendre place.

Les fourgons, car une seconde voiture venait d’apparaître, encadrée par un escadron de gendarmes à cheval, sabre au clair et galopant botte à botte, traversaient la foule qui s’ouvrait pour leur laisser passage, gagnèrent le centre de la place, s’immobilisèrent enfin en un endroit que le bourreau la veille au soir avait soigneusement déterminé.

— Eh, eh, songeait toujours l’inconnu, observant la place de Quimper de la fenêtre qu’il avait loué à la mère Kéradeuc, Deibler n’est pas en retard, et même il ne paraît pas ému. Bigre, c’est un tempérament. J’aurais cru, après le drame d’il y a trois jours, après la découverte de son aide assassiné, de ce Jean-Marie que j’ai si proprement expédié, qu’il aurait eu quelque frayeur à venir opérer à Quimper. N’empêche, la tête qu’il va faire en voyant que la bascule est truquée.

Fantômas, en effet, n’était pas reparti immédiatement après l’exécution du lugubre équarrisseur devenu valet de guillotine. Quelques minutes encore, le Maître de l’Épouvante, au risque d’être surpris par le bourreau, était demeuré dans le Hangar Rouge, quelques minutes il avait travaillé à la guillotine. Il savait à présent que le truquage était parfait, que la bascule ne basculerait pas, que le couperet resterait suspendu, qu’impuissant à guillotiner Œil-de-Bœuf, Deibler devrait le laisser retourner au cachot où, sans aucun doute, suivant un usage constant, il serait gracié par le Président de la République.

Fantômas surveillait donc d’un œil calme le montage de la machine.

— Décidément, remarqua-t-il encore, s’intéressant au spectacle en amateur averti, Deibler connaît son métier. Il opère avec une habileté classique. L’emplacement est sablé, nivelé. Il ne laisse rien au hasard. Tiens, les soldats.

Tandis que le bourreau, en effet, s’occupait aux détails d’installation des bois de justice, sur la place des soldats étaient apparus.

Distraitement, alors, Fantômas suivit des yeux les évolutions de la troupe qui, en dépit des protestations unanimes, impitoyablement, refoulait vers les rues adjacentes ceux qu’avait attirés le spectacle.

— Quels imbéciles, songeait Fantômas, on ordonne que les exécutions soient publiques, et puis, chaque fois que la justice opère, on repousse au loin ceux qui viennent contempler la chose. Il faudrait, pourtant une bonne fois s’entendre, décréter que l’on cachera la guillotine comme une chose hideuse dans la cour des prisons, ou admettre au contraire que sa vue est moralisatrice et alors, laisser la foule s’en repaître les yeux.

Lentement, implacablement, la petite place fut donc déblayée par les soldats. Les badauds sanguinaires durent se retirer. Bientôt, dans le cercle vide que dessinaient les soldats rangés en piquet d’honneur, on ne distinguait plus, s’agitant à la lueur des lanternes que commençait à jaunir le jour naissant, que quatre hommes, Deibler et les trois valets de guillotine, quatre hommes qui s’affairaient à descendre du fourgon vert les caisses numérotées où reposaient les montants de la machine.

Fantômas, vite lassé par le spectacle des évolutions de la cavalerie dispersant les curieux, considéra alors le travail même du bourreau. En bras de chemise, car il avait dû retirer sa redingote, négligemment jetée sur le siège d’un des fourgons, M. de Paris, à gestes précis et méticuleux, dirigeait les aides. Et, bien qu’il fût assez distant, Fantômas entendant par moments les éclats de sa voix, une voix qui semblait étrange, tant elle paraissait calme et qui ordonnait :

— Prenez donc garde. Vous voyez bien que ce montant est mal fixé. Et puis, dépêchez-vous, nous allons être en retard.