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— Je n’aime pas ça, Mariani.

— Et alors ? Moi aussi je préférerais courir dans les montagnes, mais l’ennemi est là. On y est presque, on les tient. Tu es avec nous ou pas ?

— Je veux bien courser des types. Mais qu’ils soient en pyjama, ça me gêne. Et au-delà, ce qu’on fait quand on les ramène, je ne peux plus.

— Je ne te reconnais plus, Salagnon.

— Moi non plus, Mariani. »

Ils se turent. Ils regardaient passer les gens, buvaient l’anisette à petites gorgées, en reprirent. Salagnon ne savait pas identifier de pensées sur le visage de Mariani, qui bougeait comme un linge au vent. Il se raffermit soudain.

« On me demande de dératiser, alors je m’exécute ; ou pour être plus précis, j’exécute les autres », ricana-t-il. Son visage était ferme et dur maintenant, il ne regardait plus personne, pas même Salagnon. « Je suis bien ici, poursuivit-il. Je ne voudrais pas avoir à partir. Je suis chez moi.

— Il nous faudra rentrer, de toute façon. Et nous avons changé. Qu’allons-nous devenir en France ?

— Eh bien la France changera. »

Il était venu à Alger parce qu’on avait décidé à Paris qu’il serait bien que lui et ses pareils soient là. On avait décidé d’employer la force, et personne n’en avait davantage que ces loups hâves entraînés dans la jungle. Ils étaient venus lentement par bateau, avaient traversé la mer de janvier bleu très pâle, ils avaient vu Alger grossir sur l’horizon. Il avait pris pied sur le quai en prenant soin de ne pas penser à Eurydice. Ses tâches nuit et jour ne lui permettaient plus de lui écrire, mais assommé de fatigues et d’horreurs, englué du sang d’autres que lui, en silence, presque à l’insu de lui-même, il y pensait toujours.

Il ne le cherchait pas, ce fut Salomon qui le trouva, ils tombèrent nez à nez au seuil de la villa mauresque. Le soleil se levait à peine, Salomon Kaloyannis montait les marches encombrées de palmes mortes et de sable que personne ne pensait à balayer, coiffé d’un feutre noir, portant une mallette de médecin ; Salagnon sortait au petit trot, mitraillette à l’épaule, le moteur de la Jeep qui l’attendait grondant au bas des marches. Ils s’arrêtèrent tous deux, surpris de trouver l’autre là, en cet endroit que chacun croyait être seul à connaître, où chacun croyait être absolument seul, que chacun croyait devoir parcourir seul jusqu’au bout, quel qu’en soit le but.

Le moteur de la Jeep grondait, les trois autres parachutistes déjà installés, les pieds sur le tableau de bord, les jambes par-dessus la portière, accrochés aux ridelles, pistolets-mitrailleurs à l’épaule. Salagnon avait l’adresse et les noms griffonnés dans sa poche de poitrine.

« Viens me voir, Victorien. Et viens voir Eurydice, cela lui fera plaisir.

— Elle est mariée ? » demanda Salagnon ; ce fut ce qui lui traversa l’esprit, ce fut cela la seule chose qu’il pensa à dire sur l’escalier de la villa mauresque, il n’y avait jamais pensé avant.

« Oui. À un type qui la faisait rire, puis à force l’ennuie. Elle s’ennuie de toi, je crois.

— De moi ?

— Oui. Il est revenu le temps des traîneurs de sabre. À moins qu’on n’en soit jamais sorti. Viens me voir un jour que tu pourras. »

Il entra dans la villa mauresque en traînant sa mallette, Salagnon bondit dans la Jeep qui démarra aussitôt. Ils descendirent la rampe vers Alger au risque de s’éjecter à chaque lacet. « Plus vite, plus vite », murmurait le capitaine Salagnon en s’accrochant au pare-brise, goûtant avec bonheur le soleil clair qui montait, qui éclairait en bas la rade d’Alger, les immeubles blancs et les bateaux à quai.

Les douze ans passés avaient marqué Salomon Kaloyannis, surtout ces douze ans-là.

« Chaque année comme une grosse pierre dans mon paquetage, lui dit-il. Et chaque année une plus grosse. Les ans me pèsent, je me courbe, ces pierres que je ramasse me tirent vers le bas, regarde mon dos, même pas capable de me tenir droit. Regarde ma bouche, ses plis plongent, et quand j’arrive à en retrousser les commissures, ça ressemble de moins en moins à un sourire. Je ne fais plus rire, Victorien, et je ne trouve plus rien de drôle autour de moi, c’est comme une rouille qui m’envahit, ou une lampe qui s’éteint. J’en ai conscience, j’essaie de me rallumer, mais je n’y puis rien.

« Ce que je fais à la villa ? Je mesure la douleur. Je dis aux types du sous-sol s’ils doivent arrêter un moment, ou s’ils peuvent continuer. S’il s’agit d’un simple évanouissement ou d’une mort certaine. C’est la guerre, Victorien. J’ai été médecin militaire, je suis allé jusqu’en Allemagne, je sais lire les signes de quelqu’un qui va mourir. Pourquoi moi ? Pourquoi, petit médecin de Bab el-Oued, je viens jusqu’à la villa avec ma petite mallette ? Pourquoi je vais aider à faire ce que jamais plus tard vous n’oserez raconter à vos enfants ? J’ai peur de leur violence, Victorien. Je les ai vus couper des nez, des oreilles, des langues. Je les ai vus égorger, éventrer, éviscérer. Pas comme une façon de parler, non, vraiment, comme une façon de faire. J’ai vu des jeunes gens que je connaissais de vue devenir assassins et se justifier. J’ai eu peur de ce déchaînement, Victorien. J’ai eu peur qu’il nous emporte tous. J’en ai d’autant plus peur que je sais bien que la source d’égorgeurs est inépuisable car l’injustice dans la colonie est flagrante. C’est juste la peur qui les empêchait de nous assassiner. Ils s’assassinaient entre eux. Mais maintenant ils n’ont plus peur, la peur est de notre côté. J’ai eu peur, Victorien. Et maintenant ils mettent des bombes, partout, qui explosent n’importe où, qui peuvent atteindre ce que j’ai de plus cher. Je sais bien qu’il faut davantage de justice, mais les bombes ne permettent pas de changer, les bombes nous figent dans la terreur. Je préfère de loin la vie de ma fille à toute justice, Victorien. Je suis venu m’abriter derrière votre force. Vous êtes devenus les meilleurs soldats du monde. Vous ferez que ça s’arrête ; sinon personne n’y pourra parvenir. »

Il se tut. Il leva son verre, Salagnon l’imita, et ils burent l’anisette. Ils chipotèrent quelques carottes au vinaigre et des graines de lupin. Une foule passait dans les deux sens, montait des Trois Horloges et allait à la Bouzaréah.

« Mais quand même, je crois que vous exagérez », dit-il doucement.

Il la vit. Et pourtant les rues de Bab el-Oued regorgent de monde, elles regorgent de belles femmes brunes en robe à petites fleurs, si légères qu’elles leur flottent autour des hanches, qu’elles se soulèvent à chacun de leurs pas, et elles avancent comme le vent dans l’herbe en ouvrant autour d’elles un sillage de parfum et de regards. Il la vit, petite silhouette venant vers eux assis, grandissant tout doucement en son œil, tout près de son esprit le plus intime. Il savait que c’était elle, rien ne le prouvait, il l’avait simplement su au moment même où elle était apparue au loin dans la foule, et cette silhouette à peine visible, celle-là, juste celle-là, il la suivait des yeux. Mon souvenir est merveilleux et elle arrive, pensait-t-il à toute vitesse, en mots confus, en pensées embrouillées, je me souviens d’une extrême beauté qui m’éblouissait, qui m’éblouissait tant que je la distinguais à peine, les yeux brûlés, visage brûlé, corps en feu, et elle arrive, elle va être devant moi, et je vais me rendre compte qu’elle n’est qu’une femme au visage marqué par douze ans de plus, douze ans sans la voir, une femme banale, une femme de chair épaissie, une femme dont je trouverai le visage harmonieux mais vieilli, manifestant en tous ses plis le poids un peu dégoûtant de la chair réelle. Il vit venir ses hanches, il vit l’éclat de son regard, il vit ses lèvres s’entrouvrir en un sourire radieux à lui adressé, et elle l’embrassa. Il était ébloui, il ne voyait que son sourire à lui adressé, un sourire flottant dans un nimbe de lumière, un miracle s’accomplissait, il trouvait sa beauté parfaite, sans reste et sans défaut.