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En 58 les militaires mirent le Romancier au sommet de l’État, où il n’est de place que pour un seul. Il est étrange de penser qu’en cette place faite pour un prince on installa un militaire. Il est étrange que l’on se vouât à un militaire qui ne combattait pas, dont la seule flamboyance était verbale, qui se construisit lui-même avec acharnement par un extraordinaire génie littéraire. Son œuvre, grandiose, ne tint pas toute dans ses livres ; elle était surtout dans ses discours comme autant de pièces de théâtre, dans ses allocutions comme autant d’oracles, et dans l’extraordinaire fourmillement des anecdotes que l’on rapporte, dont la plupart sont apocryphes car il n’aurait jamais eu le temps de toutes les dire, mais elles font aussi partie de l’œuvre. Il avait du souffle, le grand général sans soldats qui manœuvrait les mots, il avait le souffle romanesque. Il en usa dans ses livres, et dans l’esprit même de ceux qui le lisaient. L’esprit des Français constitua l’œuvre du romancier : il les réécrivit, les Français furent son grand roman. On le lit encore. Il avait de l’esprit, qui est la façon française d’user du verbe, avec lui, et contre lui.

Les militaires, embarrassés de la plume, le placèrent à la tête de l’État ; on le chargea d’écrire l’Histoire. Il en avait déjà écrit le premier tome : on le chargea d’écrire la suite. Il aurait dans ce roman à cinquante millions de personnages la place du narrateur omniscient. La réalité sera faite tout entière de ce qu’il aura dit ; ce qu’il n’a pas dit n’existera pas, ce qu’il suggérera à mi-mots sera. La puissance narrative de cet homme était admirable. On lui prêta l’omnipotence du verbe créateur, on eut avec lui de ces rapports peu connus qu’entretiennent les personnages d’un roman avec leur écrivain. D’habitude ils se taisent, ils ne sont que les mots d’un autre, ils n’ont aucune autonomie. Le narrateur seul a la parole, il dit le vrai, il dit les critères du vrai, il laisse entendre le vrai, et ce qui reste, ce qui reste hors des catégories de ce qu’il narre, ne sera que bruits, plaintes, éructations et borborygmes voués à s’éteindre. Les personnages sont habités d’une douleur d’être si peu, qui les fait mourir à grand bruit, déchirés.

D’hélicoptère il voyait les commandos de chasse battre la campagne, il les voyait marcher en longues files égrenées dans les solitudes de la zone interdite, il voyait d’en haut sur les rochers clairs la ligne pointillée de silhouettes sombres, massives, sacs trop lourds, bidons d’eau, armes en travers des épaules. Ils parcouraient la zone sans rien laisser passer, ils traquaient ce qui restait des katibas détruites, ils cherchaient pour les tuer les petits groupes d’hommes affamés portant des armes tchèques, qui marchaient la nuit et passaient la journée dans des grottes. Les commandos de chasse marchaient beaucoup, pour le plus souvent ne rien trouver, mais leurs muscles devenaient des câbles durs, leur peau brunissait, leur âme devenait imperméable au sang, leur esprit reconnaissait l’ennemi à son visage, à son nom, au grain de sa voix. Salagnon survolait la zone en hélicoptère, il se posait juste au bon endroit, quand il fallait frapper un coup de masse pour que saute le verrou. Avec ses hommes de belle prestance ils formaient des masses, ils donnaient l’assaut à une grotte, ils interceptaient une bande plus forte encadrée d’officiers formés en Europe de l’Est. « Nous sommes des troupes de choc, disait Trambassac aux autres officiers qu’il traitait en badernes ; nous allons au contact ; nous allons et nous emportons. » Ils allaient par rotations d’hélicoptères, ils étaient vainqueurs, toujours ; ils repartaient en camions. Et cela ne changeait rien. Ils vidaient la campagne, une bonne part de la population était rassemblée dans des camps fermés, ils exposaient après chaque opération les corps inertes des hors-la-loi abattus, ils en tenaient le compte, et cela ne changeait rien. À Alger l’hostilité générale rongeait l’Algérie française. La terreur technique avait répandu la peur, poussière fine qui blanchissait tout, odeur persistante dont on ne pouvait se défaire, boue collante partout répandue dont on ne pourrait plus se nettoyer. La terreur rationnelle produisait de la peur, comme un déchet industriel, comme une pollution, comme la fumée grasse crachée par une usine, et le ciel, le sol, les corps en étaient imprégnés. Salagnon et ses hommes continuaient de frapper fort, ici et là, cela ne changeait rien, la peur imprégnait les pierres sur lesquelles on marchait, l’air que l’on respirait, poudrait la peau et l’âme, épaississait le sang, engorgeait le cœur. On en mourait d’empêtrement, de coagulation, d’embarras général de la circulation.

« Cela ne peut pas finir. Je n’ai plus d’Arabes à qui parler, disait Salomon. Ils sont morts, en fuite, ou bien ils se taisent et désapprouvent, et me regardent d’un air craintif ; on ne me répond même plus quand je parle. Ils m’évitent. Quand je marche dans la rue, j’ai impression d’être une pierre au milieu d’un ruisseau. L’eau m’évite, fait le tour, elle me mouille à peine, continue de couler en dehors de moi, et le caillou que je suis crève de ne pouvoir s’imprégner, crève d’être étanche, et de voir tout autour l’eau couler sans faire attention à moi. Je ne suis plus qu’une pierre, Victorien, et je suis malheureux comme le sont les pierres. »

« Il prétend te connaître », dit Mariani.

Il reconnut Brioude malgré son œil bouffi, son visage tuméfié, ses vêtements froissés avec des taches sur le devant, son col déchiré avec un bouton qui pendait à un seul fil, prêt à tomber ; il le reconnut, Brioude assis par terre contre le mur, un peu de travers, les mains attachées derrière le dos. Un jeune Arabe à côté de lui, exactement dans le même état, portait étrangement au revers de son veston élimé une petite croix latine en argent.

« Le père Brioude, continua Mariani, prêtre catholique, c’est sûr, et ancien combattant, prétend-il. L’autre dit s’appeler Sébastien Bouali, et être séminariste.

— Libanais ?

— Musulman d’Algérie. Converti. La ficelle est un peu grosse. »

Quand Mariani l’avait fait appeler, Salagnon était descendu dans le frigo, au sous-sol de la villa mauresque, dans cette cave nue où on les faisait attendre. Quelques heures au frigo suffisaient parfois, car ils entendaient les cris à travers les murs et ils sentaient le remugle qui stagnait, ils voyaient passer les types costauds en vareuse ouverte dont ils ne parvenaient pas à saisir les yeux, perdus au fond de leurs orbites comme des puits sous le pauvre éclairage. Les mettre au frigo parfois suffisait à ce que la terreur les liquéfie ; parfois non. On les emmenait alors dans les autres caves du sous-sol de la villa mauresque, là où l’on posait les questions, jusqu’à ce qu’ils disent, ou en crèvent.

Brioude n’avait pas beaucoup changé, plus impérieux encore malgré un œil qu’il n’arrivait pas à ouvrir, plus impatient, plus exaspéré encore des obstacles que le monde s’obstinait à dresser autour de lui. Salagnon s’accroupit, lui parla tout doucement.

« Qu’est-ce que tu fous là ?

— J’aide, mon vieux. J’aide.

— Vous savez au moins qui vous aidez, mon père ? demanda sèchement Mariani.

— Parfaitement, mon fils, dit-il avec un sourire qui incurva ses lèvres fines, ironique.

— Vous aidez des égorgeurs, qui font exploser des bombes dans les rues pour tuer au hasard. Vous savez qui c’est, le FLN ?

— Je le sais.

— Alors comment un Français comme vous peut-il les soutenir ? Et même les comprendre ? Vous seriez communiste, encore ; mais là : prêtre !