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— Je sais qui ils sont. Un affreux mélange que nous avons composé nous-mêmes. Mais quels qu’ils soient, les Algériens ont raison de vouloir nous mettre dehors.

— Les Algériens, ce sont les Français d’ici ; et ici c’est la France. »

Salagnon se releva.

« Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Je ne sais pas encore. On le soupçonne d’être agent de liaison pour le FLN.

— Laisse tomber.

— Tu rigoles ? On le tient, on ne va pas le lâcher. Il va nous donner pas mal d’informations.

— Laisse. Renvoie-le en France avec ce qu’il sait, qui est sûrement peu de chose, et intact. Il a déjà été assez secoué comme ça. Il a combattu avec moi pendant la guerre. On ne va pas se déchirer à ce point. »

Ils le relevèrent, ils lui enlevèrent les menottes et Brioude massa ses poignets rougis avec soulagement.

« Et lui ? »

Tous trois debout ils regardèrent le jeune Arabe contre le mur, qui les suivait des yeux sans rien dire.

« Son prénom et sa petite croix, c’est une couverture ?

— Il est vraiment catholique et baptisé. Il a choisi son prénom au moment du baptême, parce que l’ancien était celui du prophète, qu’il veut laisser en dehors de ça. Il s’est converti pour devenir prêtre. Il veut connaître Dieu, et il a trouvé les études islamiques imbéciles. Assis à quarante gamins à répéter le Coran sans le comprendre, devant un type maniaque qui joue du bâton à la moindre erreur, ça mène juste à la soumission, mais la soumission au bâton, pas à Dieu. L’Amour et l’Incarnation lui ont paru plus proches de ce qu’il ressentait. Il n’est plus musulman, mais catholique. Je réponds de lui, vous pouvez le détacher et le renvoyer en France avec moi.

— Il va rester avec nous.

— Il ne sait rien.

— Nous allons nous en assurer nous-mêmes.

— Il n’est plus musulman, vous dis-je ! Rien ne s’oppose plus à ce qu’il soit un Français, comme vous et moi.

— Vous ne savez pas exactement ce qu’est l’Algérie, mon père. Il restera Musulman, c’est-à-dire sujet français ; pas citoyen. Arabe, indigène, si vous voulez.

— Il s’est converti.

— On ne quitte pas le statut de Musulman en se convertissant. Il peut être catholique s’il veut, ça le regarde, mais il reste Musulman. Ce n’est pas un adjectif. On ne change pas de nature.

— La religion n’est pas une nature !

— En Algérie, si. Et la nature donne des droits, et en enlève. »

Le jeune homme accroupi contre le mur ne bougeait ni ne protestait. Il suivait la discussion d’un air attristé, découragé. La terreur viendrait plus tard.

« Allez-y, mon père ; ils savent ce qu’ils font. Ce qu’ils disent semble absurde, mais ici, ils ont raison. »

« C’est une guerre de capitaines », lui avait murmuré son oncle.

Les broussailles sèches jetées dans le feu flamboyèrent brusquement, et les éclairèrent tous. Il ne voyait même plus l’uniforme, il ne partageait sa vie qu’avec des gens qui portaient l’uniforme. Il ne voyait que les visages et les mains de ses compagnons, les visages dégagés des cheveux, les mains et les avant-bras dégagés des manches que tous portaient retroussées. Les grandes flammes de broussailles faisaient danser des ombres nettes sur les jeunes gens autour de lui. Il pensa à l’encre. Les flammes retombèrent. Les branches épaisses et les racines denses qu’ils avaient entassées dessous produiraient un feu tranquille et durable. Ils revirent les étoiles. Des langues de brise venues de loin apportaient des odeurs de buissons aromatiques et de pierres qui refroidissent. L’air sentait les grands espaces ; ils passaient la nuit dans la montagne.

« Ce sont nos hommes. Ils nous suivent, nous allons où bon nous semble. Nous sommes les capitaines. Notre vie et notre mort dépendent de nous. Ce n’est pas là ce que tu souhaitais ?

— Si. »

Un disque de braise leur chauffait le visage. De petites flammes bleues dansaient sur les tronçons de branches noires. Le bois dense brûlait calmement en produisant une chaleur qui rayonnait dans la nuit.

« Victorien, tu es avec nous ?

— Pour quoi précisément ?

— Prendre le pouvoir, tuer de Gaulle s’il le faut, garder la France dans toute son étendue, préserver ce que nous avons fait. Gagner.

— C’est un peu tard. Il y a eu tellement de morts. Tous ceux avec qui nous pouvions parler sont morts.

— Le FLN n’est pas le peuple. Il se maintient par la terreur. Il faut ne rien laisser passer, l’extraire lentement.

— Je suis fatigué de tous les morts, et de ceux à venir.

— Tu ne peux pas arrêter maintenant. Pas maintenant.

— Ils n’ont pas tort de vouloir nous chasser.

— Pourquoi faudrait-il que nous partions ? Alger, c’est nous qui l’avons fait.

— Oui. Mais à un prix qui est une plaie en nous-mêmes. La colonie est un ver qui ronge la République. Le ver nous ronge de ce côté-ci de la mer, et quand nous rentrerons, quand tous ceux qui ont vu ce qui s’est passé ici rentreront, la pourriture coloniale passera la mer avec eux. Il faut amputer. De Gaulle veut amputer.

— C’est une lâcheté, Victorien, de partir, et de laisser tout le monde se débrouiller. De Gaulle n’est qu’un calembour incarné. Il n’est la France que comme un jeu de mots, une manifestation de l’esprit français. Il décide de nous briser, alors que nous étions tout près de nous reconquérir. Viens avec nous, Victorien, au nom de ce que tu voulais être.

— Je ne crois pas que ce soit ça que je voulais.

— Fais-le pour Eurydice. Si nous partons, elle ne sera plus rien.

— Je la protégerai. Moi-même. »

L’oncle soupira, et se tut longtemps. « Comme tu veux, Victorien. » Un par un ils s’endormirent autour du cercle de braise, dans leur sac de couchage militaire. Des sentinelles veillaient sur eux, couchées dans les rochers.

Les opérations duraient plusieurs semaines puis ils rentraient à Alger. Ils tenaient soigneusement le compte des jours passés pour ne pas s’y perdre, le compte précis des semaines de soleil comme un liquide brûlant, de pierrailles à odeur de four, des fusillades dans la poussière, des embûches derrière les buissons, des mauvaises nuits sous les étoiles froides toutes présentes dans le ciel noir, des lampées d’eau tiède au goût de métal et des sardines à l’huile mangées à même la boîte. Ils rentraient à Alger en camion. Ils somnolaient à l’arrière serrés sur les bancs, Salagnon à l’avant dans la cabine, tête contre la vitre. Ils ne rentraient pas tous, ils savaient exactement combien d’entre eux manquaient. Ils savaient combien de kilomètres ils avaient parcouru à pied, et combien en hélicoptère ; ils savaient le nombre de balles qu’ils avaient tirées, cela avait été compté par l’intendance. Ils ne savaient pas exactement le nombre de hors-la-loi qu’ils avaient tués. Ils avaient tué du monde, il ne savait pas qui exactement. Les combattants, les sympathisants des combattants, les mécontents qui n’osaient pas en venir aux mains, et les innocents qui passaient là, ils se ressemblaient tous. Tous morts. Mais peuvent-ils être innocents ceux qui croient l’être, alors qu’ils sont tous apparentés ? Si la colonie crée la violence, ils sont tous, par le sang, dans la colonie. Ils ne savaient pas qui ils avaient tué, des combattants sûrement, des villageois parfois, des bergers sur les chemins ; ils avaient compté le nombre de corps laissés à la pierraille, dans les buissons, dans les villages, ils avaient augmenté ce chiffre du nombre des corps qu’ils avaient vu tomber, disparus et emportés, et ceci donnait donc une somme, qu’ils enregistraient. Tout corps tombé était celui d’un hors-la-loi. Les morts, tous, avaient quelque chose à se reprocher. Le châtiment était la marque de la culpabilité.