Ils rentraient à Alger en camion sans se précipiter, les chauffeurs pour une fois respectaient les limites de vitesse, observaient les priorités, essayaient de ne point trop cahoter, évitaient les trous de la route car ils portaient une cargaison d’hommes que l’on envoyait se reposer. Ils allaient à petite allure dans les rues d’Alger, cédant le passage, s’arrêtant aux feux. Les filles d’Alger leur faisaient de petits signes, les filles brunes au regard intense, très noir, avec des lèvres très rouges qui sourient beaucoup et qui bavardent, les filles vêtues de robes à fleurs qui dansent sur leur corps, découvrant leurs jambes à chacun de leur pas, celles-là. Les autres ne comptaient pas. Alger compte un million d’habitants dont la moitié ont la parole. Les autres se taisent de par leur naissance. Ils n’ont pas la parole car ils ne maîtrisent pas cette langue en quoi se dit la pensée, le pouvoir et la force. Quand ils la maîtrisent, car ils veulent à toute force partager la langue de la puissance, on les félicite. Et on traque la moindre inflexion, le moindre idiotisme, la moindre impropriété. On trouvera, on trouve la faute quand on la cherche, dût-elle être une légère modulation inhabituelle. On sourit. On les félicite de cette maîtrise, mais ils ne partageront pas. Ils n’en sont pas, c’est bien visible. On multipliera les contrôles ; on trouvera une trace. Sur leur corps, sur leur âme, sur leur visage, dans le grain de leur voix. On les remerciera de cette maîtrise de la langue, mais ils n’auront toujours pas le droit complet à la parole. C’est sans fin. Il nous faudrait quelque chose que l’on soit fiers d’avoir fait ensemble, pensait Salagnon. Quelque chose qui soit bien. Ce sont des mots enfantins, mais l’on ne vibre qu’à des mots enfantins.
Du refus de plier nous pouvons être fiers. On racontera ça, le sursaut qui a sauvé l’honneur. Sur le reste on jettera un voile pudique. Et ce voile, drap posé dessus les cadavres, dessus ce que l’on devine être des cadavres défigurés, nous étouffera. Mais pour l’instant les jeunes filles d’Alger, celles qui vont les cheveux libres, la jambe bronzée, le regard hardi, nous font des signes ; à nous, les guerriers en camion qui descendent des montagnes, maigres et brunis comme des bergers, baignés de sueur qui cristallise, tachés de sang noirci, mal rasés, dégageant une odeur de fauves fatigués, de peur surmontée mais vécue, de poudre, de graisse d’armes et de gasoil ; elles nous font de petits signes auxquels nous répondons à peine. Les autres ne comptent pas. Les parachutistes somnolent sur les bancs du camion, leur tête penchée ballottant sur l’épaule du voisin, cuisses ouvertes, leurs armes bien graissées posées à leurs pieds. Ils ne sont pas tous revenus. Ils apparaissent pour ce qu’ils sont : des garçons de dix-neuf ans serrés les uns contre les autres. L’un d’eux les conduit ; Salagnon, qui a dépassé cet âge, est dans la cabine et indique la direction d’un geste. Il leur dit où aller. Ils le suivent, les yeux fermés.
Les gros GMC ne pouvaient rouler dans les ruelles de la Casbah entrecoupées d’escaliers. Ils l’auraient fait sinon, ils auraient fait passer de gros camions chargés d’hommes à travers le quartier arabe, grondant de leur gros moteur, puant le gasoil, car il n’est aucun territoire qui doive être hors-la-loi : il fallait montrer dans cette guerre, il fallait leur montrer. Mais dans les ruelles montueuses les camions à larges roues ne pouvaient passer, alors ils longeaient le quartier des maisons blanches, grouillant d’hommes, bondé comme le sont les fourmilières, ils passaient par les rues en contrebas, Randon et Marengo, avant de traverser Bab el-Oued, pour montrer encore.
Les camions ralentirent, les gens marchaient sur la chaussée, ils étaient innombrables. C’est eux ! se dit brusquement Salagnon. Et tout à coup réveillé il se redressa. Eux ! La bêtise de cette exclamation le ravit : voilà qui était simple ! Les hommes derrière se redressèrent aussi, comme des chiens chasseurs aux aguets, ils ne dormaient plus. Eux. Les camions allaient au pas dans la rue bondée, frôlant les passants qui ne les regardaient pas, leurs yeux laissés à la hauteur des grands pneus poussiéreux des GMC, juste attentifs à ne pas se faire écraser les pieds. Eux. Ils sont si nombreux, pensa-t-il, un fleuve, et nous sommes des pierres impénétrables, ils sont si nombreux qu’ils vont nous engloutir.
Éreinté par des semaines d’opérations dans la montagne, bercé depuis des heures par le doux grondement de la colonne de camions, il fut atteint en entrant dans Alger de phobie démographique. La foule, peut-être, l’étroitesse des rues, peut-être, l’intoxication par les gaz noirâtres des gros moteurs dans les rues confinées ; peut-être. La phobie démographique l’atteignit par un dégoût brusque face au chiffre de la fécondité. C’est une forme de folie que d’être atteint de dégoût devant un chiffre, mais dans le domaine de la race tout est folie. Les mesures sont folles.
Les Arabes ne relevaient pas les yeux, ne les détournaient pas, ils ne regardaient pas ; ils nous rejettent, pensa Salagnon. Ils attendent juste que nous partions. Et nous partirons, à moins de les briser tous, ce que nous ne pourrons pas. Huit contre un, et tant d’enfants. Un fleuve immense et nous ne sommes que quelques grosses pierres. L’eau arrive toujours à ses fins. Nous partirons un jour ou l’autre à cause de leur patience à endurer.
Eux ; et nous, à nous voir sans nous regarder. Eux en contrebas, nous sur de gros camions, nos regards pas en face, chacun regardant autre chose, mais en contact ininterrompu. Nous d’autant plus nous, d’autant plus fermement nous qu’ils sont eux ; et eux d’autant plus eux qu’ils nous rejettent. Je n’en connais pas un seul depuis le temps que je suis là, pensait Salagnon. Pas un seul à qui j’ai parlé sans attendre la réponse que je voulais entendre, pas un qui m’ait adressé la parole sans trembler de ce que j’allais faire. Je n’ai jamais parlé à aucun d’entre eux, et ce n’est pas une question de langue. Le français, je l’ai utilisé pour faire taire. Je pose des questions ; leurs réponses sont contraintes. Les mots entre nous étaient des fils de fer, et pendant des dizaines d’années encore, quand on utilisera les mots qui furent utilisés alors, on s’électrocutera à leur contact. Prononcer ces mots figera la mâchoire dans un spasme galvanique, on ne pourra plus parler.
Mais il voyait leur visage quand ils frôlaient son camion qui allait au pas ; il savait lire les visages car il en avait tant peint. Ils nous rejettent, pensait-il, je le vois, ils attendent que nous partions. Ils sont fiers de nous rejeter, ensemble, fermement. Nous partirons un jour, à cause de ce qu’ils endurent ensemble, et sont fiers d’endurer. Nous affectons de ne rien comprendre à ce qui se passe. Si nous admettions que nous sommes semblables, nous les comprendrions aussitôt. Nous partageons des désirs semblables, les valeurs mêmes du FLN sont françaises et s’expriment en cette langue. Les ordres de mission, les comptes, les rapports, tous les papiers ensanglantés saisis sur des officiers morts sont rédigés en français. La Méditerranée brillant au soleil est un miroir. Nous sommes, de part et d’autre, reflets tremblants les uns des autres, et la séparation est horriblement douloureuse et sanglante ; comme des frères proches nous nous entre-tuons à la moindre discorde. La violence la plus extrême est un acte réflexe devant les miroirs légèrement inexacts.
Le camion de tête s’immobilisa, la foule coagulait dans la rue en contrebas du quartier arabe, il n’avançait plus. Il fit gronder son moteur, retentir la note grave et puissante de son avertisseur, et les gens s’écartèrent lentement, lentement car ils étaient épaule contre épaule. Ils sont si nombreux qu’ils vont nous engloutir, pensa Salagnon, huit contre un et tellement d’enfants. Le gouvernement de France ne veut pas du droit de vote car cela enverrait cent députés d’ici à l’Assemblée. Les Européens d’ici ne veulent pas d’égalité car ils seraient engloutis. Huit contre, et tant d’enfants.