Nous avons la force. Si l’on nous donne un point d’appui, nous pourrons soulever le monde. Le point d’appui est juste un tout petit mot : « eux ». Avec « eux », nous pouvons user de la force. Chacun, dans cette guerre en miroir, dans cette tuerie dans une galerie de miroirs, chacun s’appuie sur l’autre. « Nous » se définit par « eux » ; sans eux nous ne sommes pas. Eux se constituent grâce à nous ; sans nous ils ne seraient pas. Tout le monde a le plus grand intérêt à ce que nous n’ayons rien de commun. Eux sont différents. Différents par quoi ? Par la langue, et la religion. La langue ? L’état naturel de l’humanité est d’en parler au moins deux. La religion ? Est-elle de tant d’importance ? Pour eux, oui ; disons-nous. L’autre est toujours irrationnel ; s’il est un fanatique, c’est lui.
L’islam nous sépare. Mais qui y croit ? Qui croit à la religion ? elle ressemble à ces frontières dans les jungles, qui furent tracées un jour sur une carte, et que l’on s’accorde à ne pas toucher, et que l’on finit par croire naturelles. La France tient à l’islam comme à une barrière d’espèce, une barrière qui passe pour naturelle entre les citoyens et les sujets. Rien dans la République ne peut justifier que vivent sur le même sol des citoyens et des sujets. La religion y pourvoira, comme un caractère inné, transmissible, attaché à la nature de certains, qui les rendra inadaptés pour toujours à toute citoyenneté démocratique.
Le FLN tient à l’islam comme caractère presque physique, héritable, qui permet de rendre incompatible le sujet colonial et la France, laissant comme avenir l’indépendance pleine et entière d’une nation nouvelle, islamique et ne parlant qu’arabe.
De quoi a-t-on peur ? De la puissance de l’autre, de la perte de contrôle, de l’affrontement des fécondités. On applique le levier de la force sur le petit mot « eux », auquel on tient plus qu’à tout. L’islam occupe tout le paysage d’un commun accord. Des gens que cela indifférait sont contraints de ne plus penser qu’à ça ; ceux qui ne voudraient pas y penser sont éliminés. Chacun est prié de choisir sa place de chaque côté de la limite, limite de papier, que l’on pense maintenant naturelle. Il suffirait d’ôter la petite pierre sur laquelle on pose le levier, ôter eux, n’utiliser plus qu’un nous de plus grande taille. Tant qu’il s’agit de eux et nous, ils ont raison de vouloir que nous partions. Nous ne restons qu’en piétinant les principes que nous inventâmes et qui nous fondent. C’est en nous que les tensions sont le plus fortes, c’est nous que les contradictions détruisent, elles nous déchirent de l’intérieur, et nous partirons, avant que la douleur que nous leur infligeons ne leur fasse lâcher prise. Nous partirons, car nous continuons d’employer ce mot là : eux.
Combien de temps cela va-t-il durer ?
Eurydice radieuse s’était logée dans un appartement minuscule, une pièce au sixième étage dont le balcon donnait sur la rue. Appuyée à la balustrade de fer noir, elle regardait l’agitation d’en haut, de très haut, un sourire heureux sur les lèvres. Victorien venait la rejoindre, il montait les six étages en courant et la serrait contre lui. Leurs cœurs précipités s’accordaient, il était hors d’haleine et cela le faisait rire, un rire entrecoupé d’inspirations profondes, lui qui pourtant courait, marchait dans la montagne, avait des jambes et une endurance à toute épreuve. Quand il avait repris son souffle, assez pour que sa bouche soit soulagée de la tâche de respirer, ils s’embrassaient longtemps. Elle travaillait comme infirmière à Hussein-Dey, parfois le jour, parfois la nuit, elle rentrait alors au matin et s’endormait dans l’animation de la rue qui montait le long des façades, passait le balcon, franchissait les volets entrouverts et venait la bercer dans son lit. Sans la réveiller il se glissait contre elle ; elle ouvrait les yeux dans ses bras.
Elle passait de longues heures d’un temps déréglé à regarder dehors, regarder le plafond au-dessus de son lit, et trouver dans ce temps sans rien la matière d’un bonheur immense. Elle lisait les lettres de Victorien, scrutait les dessins qu’il lui envoyait, cherchant dans les traits, dans les touches, dans tous les effets de l’encre la moindre trace du moindre de ses gestes. Maintenant elle lui répondait. Il venait de façon irrégulière, quand sa bande armée rentrait se reposer, réparer ses plaies, combler ses trous, quelques jours en ville comme une cale sèche où ils pensaient à autre chose avant de repartir. Ils ne rentraient jamais tous. Il montait les six étages en courant, parfois en uniforme de sortie, repassé, propre, rasé, et parfois encore tout imprégné de sueur et de poussière, sa Jeep garée n’importe comment sur le trottoir, laissée là, gênant tout le monde, mais son allure et son uniforme fatigué lui permettaient dans Alger de faire comme il voulait. On le saluait même en descendant du trottoir pour contourner sa Jeep. Il prenait une douche et se glissait contre elle, son vit dressé en permanence.
« Et ton mari ?
— Il s’en moque. Il passe son temps avec des copains à lui, ils se réunissent beaucoup. Il s’est engueulé avec mon père parce qu’il le trouve mou. Je crois qu’il n’a vu aucun inconvénient à ce que je déménage. Avec d’autres gars, ils manipulent des armes, ils parlent fort. Ils ont fortifié notre appartement. Je n’y ai plus aucune place. Ils veulent faire de Bab el-Oued une forteresse, un Budapest inexpugnable d’où personne ne pourrait les chasser. Ils veulent faire la peau aux Arabes. Tant que je ne m’affiche pas avec toi, ce que je fais l’indiffère ; et si quelqu’un le chambre, il le tue. S’il te rencontre avec moi, il te tue. »
Elle le dit avec un sourire étrange et l’embrassa.
« Il n’y va pas par quatre chemins, sourit-il.
— L’Algérie est en train de mourir, Victorien. Il y a tellement d’armes, chacun en veut. Ce que l’on pensait tout bas, ce que l’on se contentait de dire, on le fait maintenant. Tu n’imagines pas combien à l’hôpital je suis heureuse de voir une crise d’appendicite, un accouchement, une fracture du bras dans une chute de bicyclette, tous ces problèmes que soignent les autres hôpitaux ; parce que dans celui-là arrivent jour et nuit des gens blessés par balles, au couteau, brûlés par des explosions. Dans les couloirs il y a des policiers armés, des militaires en faction devant les chambres pour que l’on ne vienne pas mitrailler, égorger, enlever les blessés, finir le travail. Je rêve d’une épidémie simple, d’une grippe saisonnière, je rêve d’être infirmière en temps de paix pour soigner les bobos et réconforter des vieux qui perdent un peu la tête. Prends-moi dans tes bras, embrasse-moi, viens en moi, Victorien. »
Ils restaient très longtemps l’un contre l’autre, essoufflés, trempés de sueur, les yeux clos. Un peu d’air venait parfois de la mer, se glissait par la fenêtre et leur caressait la peau. Passaient par là des odeurs de fleurs et de viande grillée. Par le volet entrouvert ils entendaient le brouhaha de la rue, et parfois une explosion ébranlait l’air chaud. Cela ne les faisait pas sursauter.
Son oncle vint le chercher.
« C’est le moment, Victorien, de savoir ce que l’on veut. Et ce que je veux, moi, c’est garder ce que nous avons gagné. Nous avons sauvé l’honneur. Il faut le garder. »
Ils allèrent voir Trambassac. Des types en armes allaient dans les couloirs, par groupes, avec des bérets de couleurs différentes, et quand les groupes se croisaient ils se dévisageaient sans savoir exactement quoi faire. Ils évaluaient les bérets, jugeaient des insignes et passaient leur chemin, en jetant des regards méfiants par-dessus leur épaule, l’index droit passé dans le pontet de l’arme. Le coup d’État était général, chacun était putschiste à son compte. Trambassac restait derrière son bureau, assis. Il avait rangé tous ses dossiers, débarrassé ses affaires, il n’avait laissé que les peintures au mur ; sinon tout était prêt pour un déménagement. Il attendait.