« Qu’allez-vous faire, mon colonel ?
— Obéir au gouvernement, messieurs.
— Lequel ?
— Quel qu’il soit. Remplacez-le, j’obéirai encore. Mais ne comptez pas sur moi pour le changer. Moi, j’obéis. On m’a demandé de reconquérir, pour certaines raisons ; j’ai reconquis. On me demande d’abandonner pour d’autres raisons, voire pour les mêmes ; j’abandonne. Ordre et contrordre, marche et contremarche, c’est la routine militaire.
— On nous demande de renoncer, mon colonel, de renoncer à ce que nous avons gagné.
— L’esprit militaire ne s’arrête pas à ces détails. Nous sommes gens d’action ; nous faisons. Défaire, c’est toujours faire. En avant, marche ! En arrière toute ! J’obéis. Mon rôle c’est de maintenir tout ça. » D’un geste il engloba son uniforme, le bureau et au mur les dessins encadrés de Salagnon. « Peu importe ce que je fais. Je dois maintenir. »
Les paras d’encre noire les regardaient fixement comme une garde d’honneur que rien ne troublerait ; chacun avait un nom, plusieurs étaient morts ; Trambassac les gardait précieusement. « Je maintiens ceci, dit-il. Je suis fier de ces hommes. J’obéis. Faites ce que vous devez, messieurs. »
L’oncle se leva brusquement, et sortit furieux.
« Et toi ? Victorien ?
— Je ne veux pas le pouvoir.
— Moi non plus. Juste le respect de ce que nous avons fait. On va y arriver. On doit y arriver. Je vais y arriver. Sinon je ne me remettrai jamais de cette humiliation qui dure depuis vingt ans. Et tous ces types morts autour de moi auront été tués pour rien.
— Moi aussi je suis entouré de morts. J’ai l’impression que mon contact tue. Cela va trop loin. Il faut que j’arrête. J’aurais dû déjà arrêter.
— Arrêter maintenant c’est tout perdre. Perdre tout ce qui a eu lieu avant.
— C’est déjà perdu.
— Tu es avec nous ?
— Fais sans moi. »
Peindre sauvait sa vie et son âme. Il resta plusieurs jours sans rien faire d’autre. Peindre permet d’atteindre cet état merveilleux où la langue s’éteint. Dans le silence des gestes, il n’était plus que ce qui était là. Il peignit Eurydice. Il peignit Alger. Il dormait dans ses quartiers pour que l’on sache où il était. Dans la confusion qui suivit le coup de force on vint l’arrêter. Quatre hommes en civil déboulèrent dans sa chambre, se disposèrent en arc de cercle autour de lui, pour ne pas se gêner et dégager les axes de tir, ne pas laisser d’angle mort ; d’une voix ferme mais légèrement inquiète ils lui demandèrent de les suivre. Il se leva sans gestes brusques, laissant ses mains visibles ; il nettoya ses pinceaux et les suivit. Son oncle avait disparu, il l’apprit en Espagne, en fuite. Des types en civil l’interrogèrent longuement mais sans le toucher. Il fut mis à l’isolement. On lui accorda de garder un carnet et un crayon. Il pouvait rester longtemps comme ça, réduit à une feuille blanche devant lui de la taille d’une main.
On le relâcha. On n’avait pas arrêté tout le monde. Qui alors garderait la prison ? Il rejoignit son bataillon, restructuré, et dont on avait changé le nom.
Les forces en présence se multipliaient. Les hommes de guerre comme lui n’étaient plus les seuls à avoir des armes. Les jeunes appelés à peine sortis de leurs familles avaient des armes. Les policiers en uniforme avaient des armes. Les divers services de police avaient des armes. Des hommes en civil venus de France avaient des armes. Les Européens d’Alger, brouillons et furieux, avaient des armes. Les Arabes, radieux et disciplinés, avaient des armes. Des fusillades sporadiques éclataient d’heure en heure. Des explosions sourdes secouaient les vitres. Des ambulances sillonnaient Alger, ramenant les blessés à Hussein-Dey. On s’entretuait dans les chambres. On avait arrêté les opérations, on ne perquisitionnait plus, on restait en vie. D’autres se battaient, se tendaient des embuscades dans les cafés, faisaient sauter des villas, jetaient des corps mutilés dans la mer. Trambassac se morfondait dans son bureau, son bel outil inutile.
On les rapatria. Ils traversèrent la mer en bateau. Salagnon fut affecté en Allemagne. Il y était encore, sourit-il, mais quel détour ! On l’avait cantonné sur une base en compagnie d’un régiment de chars. Les hélicoptères alignés sur le ciment propre ne volaient pas. Les grosses maisons d’Allemagne, toutes neuves, ne servaient qu’à habiter, tout y était fonctionnel, les rues ne permettaient pas de vivre. Le ciel toujours couvert ressemblait à un chapiteau de toile grise, ballonné d’une incroyable quantité d’eau prête à tomber, et qui toujours suintait.
Quand là-bas la guerre fut finie il démissionna. Il n’y en aurait plus d’autre avant longtemps, et il ne se voyait pas manœuvrer des chars à l’aveugle contre d’autres chars. Il contacta Mariani. Il avait mis fin à son contrat et ne savait que faire. En juillet ils prirent l’avion pour Alger.
Avec leur ressemblance à tous deux, leur carrure et leurs crânes rasés, leurs gestes nets et leurs yeux aux aguets, leur chemise colorée par-dessus leur pantalon, ils avaient l’air d’agents secrets en mission secrète, qui seraient déguisés en agent secret en mission secrète.
Sur les sièges alignés dans la carlingue il n’y avait qu’eux. L’hôtesse vint bavarder un moment puis se déchaussa et s’assoupit sur une ligne de fauteuils vide. Personne n’allait plus à Alger, mais l’avion repartirait archiplein, on se battrait pour y monter. De très loin par-dessus la mer ils virent les colonnes de fumée noire. L’avion pivota pour se mettre dans l’alignement des pistes et ils virent par le hublot monter vers eux la fumée des incendies par-dessus les rues blanches qu’ils connaissaient si bien. Ils avaient chacun un petit sac de voyage et un pistolet glissé dans la ceinture de leur pantalon, sous la chemise flottante. On ne les contrôla pas, plus personne ne contrôlait rien, leur duo gémellaire, leur carrure et leur coupe d’hommes de guerre, leur petit sac pourtant suspect, tout paraissait normal. On les laissait passer, on s’écartait sur leur passage, on les saluait, les militaires, des policiers armés jusqu’aux dents, les agents civils. Les bâtiments de l’aéroport étaient bondés de familles effondrées sur des valises en tas. Les enfants, les vieillards, tous étaient là avec trop de bagages, les hommes allaient et venaient, transpirant dans leur chemise blanche auréolée sous les bras, beaucoup de femmes pleuraient à petit sanglot. Ils étaient tous européens. Des employés arabes traversaient parfois la foule pour les besoins du ménage, du service, des bagages ; ils essayaient de ne heurter personne, regardaient où ils posaient leurs pieds, étaient suivis de regards de haine. Les Européens d’Alger attendaient des avions. Les avions arrivaient vides et repartaient sans délai, les emportaient en France par centaines. On ne vendait même plus de billets. On montait dans l’avion par un mélange de culot, de soudoiement et de menaces.
Partout, des traces de balles étaient visibles sur les murs, isolées ou en chapelets de trous. Les cafés incendiés étaient fermés de planches. La plupart des boutiques avaient baissé leurs rideaux de fer, mais certains étaient déchirés, tordus, ouverts à la pince. Des objets divers jonchaient la rue. Des meubles entassés, lits, tables, commodes, brûlaient. Ils virent un homme ouvrir la porte de sa voiture, poser un bidon d’essence sur le siège avant d’y mettre le feu. Il la regarda brûler, et les gens hébétés qui passaient autour, évitant les débris des maisons sur le trottoir, n’y jetaient qu’un œil distrait. Un lit bascula d’une fenêtre et s’écrasa au sol. Sur tous les murs un peu dégagés tonitruaient des inscriptions baveuses en grosses lettres blanches : OAS était partout. Une femme serrant son haïk autour d’elle traversa la rue à la hâte. Un scooter monté par deux jeunes gens zigzagua sur la chaussée, évitant les débris de verre, les voitures percées de balles. Ils arrivèrent derrière la femme qui se pressait sans rien regarder autour d’elle, le passager brandit un pistolet et lui tira deux fois dans la tête ; elle tomba, son haïk ensanglanté, et ils continuèrent de descendre la rue sur leur scooter de leur allure zigzagante. Les gens enjambaient la femme morte comme s’il s’agissait d’un débris. Ils en virent deux autres dans la même rue, étendues dans leur sang. Une famille tout entière sortit d’un immeuble, chargée de beaucoup trop de bagages, l’homme corpulent traînait deux valises, la femme de gros sacs en bandoulière, les quatre enfants et la grand-mère portant ce qu’ils pouvaient. Il les houspillait en transpirant, ils firent quelques dizaines de mètres. Ils furent arrêtés par de jeunes gens en chemise blanche qui leur indiquèrent de revenir sur leurs pas. Il s’ensuivit une altercation, le ton monta, il se fit de grands gestes, l’homme reprit ses valises, une dans chaque main et fit un pas en avant. L’un des jeunes gens sortit un pistolet de sa ceinture et abattit le petit homme corpulent d’une seule balle. « On ne part pas ! » hurlèrent-ils en s’éloignant, à l’attention des fenêtres ouvertes, des balcons d’où l’on se penchait pour voir. « On reste ! » Et tous dans la rue approuvaient vaguement, baissaient la tête, s’éloignaient du mort. Mariani et Salagnon ne s’arrêtaient à rien. Ils traversaient Bab el-Oued pour ramener Eurydice. Son petit appartement était vide. Ils la trouvèrent chez son père.