Quand le jeune prêtre termina son discours les petits scouts se levèrent, comme quoi ils suivaient. Ils guettaient la fin des périodes, la voix qui tombe jusqu’au point final qui s’entend très bien. Les petits scouts formés à la musique des discours se dressèrent alors comme un seul homme. Le jeune prêtre s’émut de leur allant, si propre à cet âge fragile qui sort de l’enfance mais hélas ne dure pas, comme les fleurs. Il annonça une grande partie de toucher-vu.
Les règles du jeu sont simples : dans les bois, deux groupes se pourchassent ; l’un doit capturer l’autre. Dans un camp on attrape en touchant, dans l’autre en voyant. Pour les uns être vu est fatal, et pour les autres, être pris.
Le jeune prêtre désigna les équipes : Minos et Méduses, disait-il, car il avait des lettres ; mais les petits scouts parlaient de Toucheurs et Voyeurs, car ils avaient un langage plus direct ; et d’autres préoccupations.
Salagnon était le roi Minos, chef des Toucheurs. Il disparut avec son groupe dans les taillis du parc. Dès qu’ils eurent franchi la lisière il les mit au pas. Il les fit aller à petites foulées, en colonne ; et ils le firent car au début on suit toujours. Arrivé dans une clairière il les rangea, les divisa en trios, dont les membres toujours devaient aller ensemble. « Il suffit qu’ils nous voient, et nous perdons ; et nous devons nous approcher jusqu’à portée de main. Leur arme est de bien plus grande portée que la nôtre. Mais heureusement nous avons la forêt. Et aussi l’organisation. Ils sont trop confiants car ils croient gagner mais leur confiance les rend vulnérables. Notre faiblesse nous oblige à l’intelligence. Voici votre arme : l’obéissance à l’organisation. Il faut que vous pensiez ensemble, et que vous agissiez ensemble, très exactement, au moment précis où se présentera l’occasion. Il ne faudra pas hésiter car les occasions ne reviennent pas. »
Il les fit marcher du même pas autour de la clairière. Puis il fit répéter le même geste : au signal, se jeter à terre en silence, puis au signal suivant se lever d’un bond et courir ensemble dans la même direction. Et encore se jeter à terre. L’exercice les amusa d’abord, puis ils grognèrent. Salagnon le savait. Un des plus grands, qui avait un beau visage orné d’un peu de poils, des cheveux rangés par une raie brillantinée, mena la protestation.
« Encore ? dit-il quand Salagnon une fois de plus leur siffla le signal de se jeter à terre.
— Oui. Encore. »
L’autre resta debout. Les scouts s’étaient aplatis par groupes mais relevaient la tête. Les genoux nus dans les feuilles humides ils commençaient à avoir froid.
« Jusqu’à quand ?
— La perfection.
— J’arrête. Cela n’a rien à voir avec le jeu. »
Salagnon ne manifestait rien. Il le regardait et l’autre s’efforçait de soutenir son regard. Les scouts à plat ventre flottaient. Salagnon désigna deux grands, presque aussi grands que celui qui le bravait.
« Vuillermoz et Gilet, prenez-le. »
Ils se levèrent et le tinrent par les bras timidement, puis, après qu’il eut commencé à se débattre, fermement. Comme il résistait, ils le tinrent durement avec un sourire de triomphe.
Dans un creux poussaient des ronces. Salagnon s’approcha du prisonnier, lui défit la ceinture et le déculotta.
« Foutez-le là-dedans !
— Mais t’as pas le droit ! »
L’autre voulut fuir, déculotté il fut jeté aux ronces. Les lianes barbelées ne le lâchèrent pas, de petites perles de sang apparurent sur sa peau. Il fondit en larmes. Personne ne lui vint en aide. L’un des scouts ramassa ses culottes courtes et les jeta dans les ronces, elles s’emmêlèrent dans les griffes à mesure qu’il se débattait. Il y eut des rires.
« Si vous voulez gagner il faut que notre équipe soit une machine, il faut que vous obéissiez comme obéissent les pièces de machines. Et si vous prétendez n’être pas des machines, si vous prétendez avoir des états d’âme : tant pis pour vous. Vous perdrez. Et il faut juste gagner. »
Dans chaque trio il établit une hiérarchie : il désigna l’homme de tête chargé d’entendre ses ordres, et de les transmettre par des mouvements des doigts ; et les hommes de jambe qui devaient suivre et courir, puis devenir hommes de bras, pour attraper. Il rassembla les trios en deux groupes qu’il confia chacun aux deux grands devenus ses sbires, prêts maintenant à lui obéir en tout. « Et toi, dit-il à sa victime sortie des ronces qui se reculottait en reniflant, tu rejoins ta place et je ne t’entends plus. »
L’entraînement se poursuivit et l’unité fut atteinte. Les hommes de tête rivalisaient d’enthousiasme. Quand ils furent prêts, Salagnon les plaça. Il les dissimula dans les buissons, derrière de grands arbres, aux bords de l’allée qui s’enfonçait dans les bois à partir de la maison du garde. Ils attendirent.
En silence ils attendaient mêlés aux feuilles, tapis sous les fougères, les yeux fixés sur cet espace découvert d’où ils viendraient. Ils attendaient. L’humidité remontait du sol par leurs vêtements, atteignait leur peau qui s’imprégnait de froid, comme une mèche s’imprègne de pétrole lampant. Des branches sèches perçaient la litière et s’enfonçaient dans leur ventre, leurs cuisses, et ils se déplaçaient tout doucement pour les éviter, puis en supportaient le contact. Devant leur visage pointaient les fougères en frondes velues, les crosses enroulées serré et prêtes à jaillir au premier signe d’un printemps. Ils pouvaient sentir leur parfum vert vif qui tranchait sur l’odeur blanchâtre des champignons mouillés. Leur respiration s’était calmée, ils entendaient maintenant ce qui résonnait dedans ; leurs grosses artères résonnaient, chacune tube d’un tambour dont la membrane vibrante était le cœur. Des arbres lentement se heurtaient, ils craquaient sans suite, des gouttes tombaient ici et là avec un bruit de papier qui craque, ou sur eux, et ils devaient se résoudre à faire un geste très lent, très silencieux, pour l’essuyer.
Les autres allaient venir.
Un bruit de bois résonna, très net, branche contre tronc : les Voyeurs passaient devant le premier groupe. Ils avaient frappé le tronc d’un arbre sec.
Les Voyeurs sursautèrent, et continuèrent leur chemin. La forêt a des bruits auxquels il ne faut pas faire attention ; d’autres aussi qu’il faut guetter mais on ne sait pas lesquels. Ils étaient quatre, marchant à pas comptés épaule contre épaule, chacun tourné vers une bordure du chemin. Les Toucheurs ne pourraient s’approcher sans être vus. Ils avançaient pas après pas, les narines frémissantes ; cela ne sert pas à grand-chose, mais quand les sens sont aux aguets tous les organes s’inquiètent ensemble. Ils passèrent devant Salagnon qui ne bougea pas, personne ne bougeait, ils passèrent tous les quatre. Alors Salagnon cria : « Deux ! » et le deuxième groupe tout proche se leva et courut, face aux Voyeurs. Ceux-ci firent face au bruit de brindilles cassées et crièrent avec une joie de vainqueurs : « Vu ! Vu ! » Les Toucheurs selon la règle s’immobilisèrent et levèrent les mains. Les Voyeurs oubliant toute prudence s’approchèrent pour se saisir de leurs prisonniers. Ils riaient d’aise de gagner si facilement, mais leur arme était tellement plus forte. Ils allaient dire le nom des prisonniers comme l’exige la règle mais leur sourire trop large les empêchait de parler. Ils perdirent du temps. « Trois ! » hurla Salagnon, et le troisième groupe jaillit des fougères, franchit d’un bond les quelques pas qui les séparaient des Voyeurs. Ils les saisirent de dos avant qu’ils ne se retournent. Sauf un, qui partit sans rien dire, courut de toutes ses jambes et prit le premier chemin qu’il trouva. « Quatre ! » cria Salagnon dans ses mains en porte-voix. Le fuyard essoufflé, qui s’était arrêté à la première allée un peu cachée, adossé à un arbre pour reprendre ses esprits, fut attrapé par le groupe déjà caché là, derrière ce même arbre où il avait cru trouver du réconfort.