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Cela dura jusqu’à croiser les Allemands. Sur une route plus large une colonne de chars gris arrêtés sous les arbres. Les tankistes torse nu prenaient le soleil sur leurs machines, fumaient, mangeaient en riant, tout bronzés et leur beau corps intact. Une file de prisonniers français remontait dans l’autre sens, guidée par des réservistes d’âge mûr qui tenaient leurs fusils comme des cannes à pêche. Les tankistes assis, pieds ballants, s’interpellaient, lançaient des plaisanteries et prenaient des photos. Les prisonniers semblaient plus vieux, mal bâtis et mal fagotés, ils traînaient les pieds pour avancer dans la poussière, adultes piteux marchant tête basse sous les quolibets de jeunes athlètes en costume de bain. Le groupe de l’oncle fut capturé d’un claquement de doigts, réellement. Un des gardiens bedonnant claqua des doigts dans leur direction avec une assurance d’instituteur et leur montra la colonne. Sans rien leur demander, sans même compter, on les y intégra. La colonne, grossissant de jour en jour, continuait sa marche vers le nord-est.

Là c’en était trop, l’oncle s’échappa. Beaucoup s’échappèrent : ce n’était pas sans risque mais ce n’était pas difficile. Il suffisait de profiter du faible nombre de gardiens, de leur indolence, d’un virage, de buissons bordant la route ; chaque fois quelques-uns filaient. Certains furent rattrapés et abattus sur place, laissés dans le fossé. Mais quelques-uns s’enfuirent. « Ce qui m’étonne, ce qui m’étonnera toujours, disait l’oncle, c’est que si peu s’enfuirent. Tout le monde obéissait. » La capacité d’obéir est infinie, c’est un des traits humains les mieux partagés ; on peut toujours compter sur l’obéissance. La première armée du monde accepta de se dissoudre, et puis elle se rendit d’elle-même dans des camps de prisonniers. Ce que des bombes n’auraient pas obtenu, l’obéissance l’a fait. Un claquement de doigts suffit : on a tellement l’habitude. Quand on ne sait plus quoi faire, on fait comme on nous dit. Il avait l’air tellement sûr de savoir quoi faire, lui, ce type qui avait claqué des doigts. L’obéissance est inscrite si profond dans le moindre de nos gestes qu’on ne la voit même plus. On suit. L’oncle ne se pardonna jamais d’avoir obéi à ce geste. Jamais.

Victorien ne comprenait pas ce que voulait dire son oncle. Il ne se voyait pas obéir. Il traduisait des textes, apprenait le latin en lisant de vieux livres, mais il s’agissait là de formation, pas d’obéissance. Et puis il dessinait ; ça, personne ne le lui avait demandé. Alors il écoutait les récits de son oncle comme des récits exotiques. Plus tard il partirait, en attendant il continuait sa vie d’école.

Il sortait parfois avec un groupe de lycéens. Sortir signifie à Lyon qu’ils arpentaient la rue centrale. Cela se fait en bande, bandes de garçons et bandes de filles séparées, pleines de gloussements, d’œillades et de rires sous cape, avec parfois l’héroïsme bref d’un compliment aussitôt englouti dans l’agitation gênée des jeunes gens. Cette agitation ils la dépensaient à parcourir la rue de la République, dans un sens puis dans l’autre, à Lyon tout le monde le fait, avant de boire un verre dans les cafés à auvent de toile qui donnent sur la place, la grande place vide qui est au centre. Il ne viendrait pas à l’idée d’un Lyonnais de dix-sept ans de faire autrement.

Parmi ses camarades qu’il fréquentait dans la rue et les cafés — fréquentait, c’est beaucoup dire — l’un d’eux l’avait invité à l’académie de dessin. « Viens donc au cours de nu, toi qui as des talents », ricanait-il en levant son verre, et Victorien rougissait, plongeait le nez dans le sien faute de savoir quoi répondre. L’autre était plus âgé, débraillé, artiste, il parlait par allusions, se moquait plutôt que de rire, et assurait qu’au cours de nu on n’entrait pas comme ça.

« Mon ami a des talents », avait-il dit au professeur en lui glissant les deux bouteilles fournies par Victorien, subtilisées dans la cave de son père. Une bouteille sous chaque coude, le monsieur à barbiche avait les mains prises, et le temps qu’il les pose pour retrouver l’usage de ses gestes, Victorien siégeait à côté de son ami — c’est beaucoup dire — devant sa feuille blanche punaisée sur un chevalet. C’était de bonne guerre, le professeur de dessin haussa les épaules et se désintéressa des sourires moqueurs que l’incident avait provoqués. Victorien très sérieux, crayons en main, commença d’observer la jeune fille au milieu des garçons, la jeune fille nue qui prenait des poses, des poses qu’il ignorait que l’on puisse prendre.

Il s’était fait tout un monde de voir enfin une fille nue. Son ami — c’est beaucoup dire — avait ricané en lui décrivant la scène, et l’anatomie secrète des jeunes femmes, et le regard globuleux des garçons, et celui apoplectique du vieux professeur de dessin dont la barbiche tremblait chaque fois que la jeune fille, appas à l’air, changeait de posture. « Mais pour cela, ajoutait-il, il faut payer un droit d’entrée. Bien sûr ! Qu’est-ce que tu crois ? »

Mais ce n’était pas ça. Il s’en était fait tout un monde de voir une jeune fille nue mais ce n’était pas ça du tout. Les seins par exemple, les seins d’une femme nue que l’on regarde ne sont pas du tout ceux d’une statue, ou de ces gravures que parfois il consultait : les seins vrais sont visiblement plus lourds que ceux que l’on imagine ; ils sont moins symétriques ; ils ont un poids et pendent ; ils ont une forme particulière qui n’obéit pas à la géométrie ; ils échappent à l’œil ; ils en appellent à la main pour être mieux perçus. Et les hanches aussi ont des plis et des rebonds que les statues n’ont pas. Et la peau a des détails, des petits poils, des taches que les statues n’ont pas. Bien sûr, car les statues n’ont pas de peau. La peau de cette jeune fille se hérissait, se couvrait de petites pointes, était parcourue de frissons car il faisait froid dans l’atelier.

Il s’était attendu à une féerie érotique, il s’était imaginé explosant, rampant, bavant, au moins tremblant, mais rien de tout ça : devant elle, devant cette statue moins bien faite, il ne savait quoi ressentir ; il ne savait où regarder. Son crayon lui donna une contenance. Il traça, suivit les lignes, frotta des ombres, et progressivement le dessin lui offrait le poids réel des hanches, des seins, des lèvres et des cuisses ; et progressivement vint l’émotion qu’il s’était imaginée, mais sous une forme très différente. Il eut envie de la serrer dans ses bras, de chercher sur tout son corps la chaleur et les frémissements, de la soulever et de la porter ailleurs. Sa ligne se fit de plus en plus fluide, il réussit en fin de séance quelques belles esquisses, qu’il roula très serré et dissimula dans sa chambre.

Sa fréquentation des étudiants d’art ne dura pas. Son oncle un soir attrapa cet ami — c’est beaucoup dire — au sortir de ce café où ils traînaient. Il attendait sur le trottoir, une épaule appuyée au mur, bras croisés. Quand le petit groupe sortit en riant il se dirigea droit sur le grand rapin et lui colla deux gifles. L’autre s’effondra sur place autant sous l’effet de la surprise et des baffes que de l’alcool qu’il avait bu. Tous s’égaillèrent et disparurent dans les rues latérales, sauf Victorien, hébété de cette brusque violence. Son ami — c’est beaucoup dire — restait prostré sur le sol, incapable de se relever, sanglotant aux pieds de l’oncle immobile qui le regardait les mains dans les poches. Mais ce qui effraya Victorien, bien plus que l’effondrement d’un jeune homme qui un quart d’heure auparavant apparaissait intouchable, si brillant, si malin, ce fut la ressemblance qu’eut à ce moment-là l’oncle avec sa sœur, dans les traits de son visage indifférent au-dessus d’un jeune homme à ses pieds, effondré parce qu’il venait de le gifler. Cela l’effraya car il ne comprenait pas ce qu’ils pouvaient avoir en commun, et pourtant cette ressemblance se voyait.