L’oncle le ramena jusqu’à la boutique sans rien dire. Il lui ouvrit la porte et lui désigna l’intérieur tout noir. Victorien eut un regard interrogateur. « Dessine. Dessine tant que tu veux. Mais laisse tomber cette ambiance et ces gens. Laisse tomber ces types-là, ces rapins qui se disent artistes mais qu’une paire de claques suffit à guérir de leur vocation. Il aurait dû se relever et m’assommer d’un coup de poing, ou du moins essayer. Ou me recouvrir d’injures, même d’une seule. Mais il n’a rien fait. Il a juste pleuré. Alors laisse-le. »
Il poussa Victorien dans la boutique et referma la porte sur lui. Dedans c’était sombre. Victorien traversa les lieux à tâtons et regagna sa chambre. Il dormit mal. Dans le noir de la pièce, redoublé de l’obscurcissement des yeux clos, il lui sembla que s’endormir était une faiblesse. La fatigue l’entraînait vers le bas, vers la résignation du sommeil, mais l’agitation cherchait l’envol, l’entraînait vers le haut, où il se heurtait au plafond trop bas. Ces deux mouvements se livraient en son corps à une guerre civile qui l’écartelait. Il s’éveilla au matin épuisé, pantelant et amer.
Victorien Salagnon menait une vie stupide et il en avait honte. Il ne voyait pas où aller une fois qu’il aurait fini de traduire les vieux textes qui maintenant occupaient ses jours. Il pourrait apprendre les chiffres et reprendre l’affaire de son père, mais la boutique est haïssable. La boutique a toujours été un peu ignoble, et en temps de guerre elle devient ignominieuse. Il pourrait étudier, obtenir les diplômes, et il travaillerait pour l’État français soumis aux Allemands, ou pour une entreprise qui participe à l’effort de guerre de l’Allemagne. L’Europe de 1943 est allemande, et völkisch, chacun enfermé dans son peuple comme dans la baraque d’un camp. Victorien Salagnon sera toujours un être de second ordre, un vaincu sans qu’il ait eu l’occasion de se battre, car il est né ainsi. Dans l’Europe allemande, ceux qui portent un nom français — et il ne peut dissimuler le sien — fourniront du vin et des jeunes femmes élégantes à ceux qui portent un nom allemand. Dans l’Europe nazie il ne sera jamais qu’un serf et cela est inscrit en son nom et durera toujours.
Ce n’était pas qu’il en veuille aux Allemands, mais si les choses continuaient ainsi sa naissance serait sa vie entière, et jamais il n’irait au-delà. Il était temps de faire quelque chose contre, un acte, une opposition, plutôt que de maugréer en baissant la tête. Il en parla à Chassagneaux et ils décidèrent — c’est-à-dire que Chassagneaux accepta sans réserve la proposition de Salagnon — d’aller peindre sur les murs des mots sans concession.
Ce n’était qu’un début et avait l’avantage d’être fait vite, et seuls. Un tel acte montrerait aux Français qu’une résistance couve au cœur des villes, là où l’occupant est le mieux installé. Le Français est vaincu, il marche droit mais n’est pas dupe : voilà ce que dira un graffiti, au vu et au su de tous.
Ils se procurèrent de la peinture et deux gros pinceaux. La maison Salagnon avait de si nombreux fournisseurs qu’il fut aisé de recevoir un gros seau de peinture pour métaux, bien épaisse et couvrante, et résistante à l’eau, précisa celui qui l’offrit au fils en croyant obliger le père. Ce n’était pas du blanc mais un rouge sombre. Mais trouver de la peinture en 1943 était déjà bien ; il ne fallait pas en plus espérer choisir la couleur. Cela irait. Ils décidèrent du soir, ils préparèrent les mots à écrire sur de petites feuilles qu’ils avalaient ensuite, et firent plusieurs dimanches des reconnaissances pour repérer un mur. Il devait être assez long pour accueillir toute une phrase, et assez lisse pour ne pas gêner la lecture. Il ne devait pas être trop isolé, pour qu’on le lise au matin, et pas trop fréquenté non plus, qu’une patrouille ne les dérange pas. De plus il devait être de couleur claire pour que le rouge puisse ressortir. Tout ceci éliminait le pisé, les moellons de mâchefer, et les galets appareillés. Restaient les usines des quartiers est, les longs murs pâles autour des entrepôts que les ouvriers suivent au matin pour aller au travail. La nuit ces rues sont vides.
La nuit dite, ils allèrent. Juste éclairés de la Lune ils traversèrent le Rhône et marchèrent droit vers l’est. Leurs pas résonnaient, il faisait de plus en plus froid, ils se guidaient aux noms des rues appris par cœur avant de partir. Les pinceaux les gênaient dans leur manche, le bidon tirait sur leurs bras, il fallait souvent changer de main et glisser vite l’autre dans la poche. La Lune avait tourné dans le ciel quand ils arrivèrent au mur qu’ils voulaient peindre. À chaque angle de rue ils se cachaient, guettant le pas rythmé d’une patrouille ou le grondement d’un camion militaire. Ils n’avaient rien croisé et se trouvèrent devant le mur. Il brillait sous la Lune comme un rouleau de papier blanc. Les ouvriers le liraient au matin. Salagnon n’avait pas d’idée précise de ce qu’étaient les ouvriers, sauf qu’ils étaient solides, butés, et communistes. Mais la communauté de nation compenserait la différence de classe : ils étaient français, et vaincus comme lui. Les mots qu’ils liraient au matin enflammeraient cette part qui n’avait pas de place dans l’Europe allemande. Les assujettis doivent se révolter, car s’ils sont assujettis par la race, ils n’obtiendront jamais rien. Il fallait bien sûr l’écrire avec des mots simples.
Ils ouvrirent le bidon et cela prit du temps. Le couvercle fermait bien et ils avaient oublié de prendre un tournevis. Ils firent levier avec les manches des pinceaux, trop gros, qui glissaient ; ils se firent mal, le sang secoué dans leurs veines faisait trembler leurs doigts, ils transpiraient d’inquiétude devant ce pot qu’ils ne savaient pas ouvrir. Ils enfilèrent un caillou plat sous les ergots du couvercle, ils s’escrimèrent en pestant à mi-voix, et finirent par l’ouvrir, ce bidon, en renversant de la peinture sur le sol, tachant leurs mains et le manche des pinceaux. Ils étaient en sueur. « Ouf ! » dirent-ils tout doucement. Le bidon ouvert répandait une odeur capiteuse de solvant ; dans le silence revenu Salagnon entendit son cœur. Il l’entendit vraiment, comme de l’extérieur. Il ressentit tout de suite une forte envie de pisser.
Il traversa la rue, fort large en cet endroit, et se mit dans l’angle d’un mur. Caché de la Lune il compissa la base d’un poteau de ciment. Cela le soulageait infiniment, voire l’exaltait, il allait pouvoir écrire ; il regardait les étoiles dans le ciel froid quand il entendit un « Halt ! » qui le fit sursauter. Il dut mettre les deux mains pour maîtriser son jet. « Halt ! » Ce mot vole comme une balle de fronde : le mot est en lui-même un acte, il se fait comprendre de toutes les âmes européennes : le H le propulse comme un moteur-fusée, le t abrupt percute la cible : Halt !
Salagnon qui n’avait pas fini de pisser tourna la tête avec précaution. Cinq Allemands couraient. La Lune faisait briller les parties métalliques de leur équipement, leur casque, leurs armes. Le bidon restait ouvert au pied du mur, sous un grand N déjà tracé dont il se sentait l’odeur de solvant jusque dans son coin d’ombre. Chassagneaux courait et l’écho de son pas sur les murs devenait aigu en s’éloignant. Un Allemand épaula et tira, cela fit un claquement bref et la course s’interrompit. Deux soldats ramenèrent le corps en le traînant par les pieds. Salagnon ne savait quoi faire, continuer de pisser, fuir, lever les mains. Il savait que l’on doit lever les mains quand on est pris, mais son activité l’en dispensait peut-être. Il ne savait même pas s’il avait été vu, il n’était caché derrière rien, seule l’ombre le dissimulait. Il ne bougea pas. Les Allemands posèrent le corps sous le N, rebouchèrent le bidon, échangèrent quelques mots dont la sonorité se grava pour toujours dans la cervelle de Salagnon amollie par l’effroi et la gêne. Ils ne virent rien. Ils laissèrent le corps sous la lettre et repartirent en colonne bien ordonnée, emportant le seau et les pinceaux.