Salagnon tremblait, il se sentait nu dans son coin, rien ne le cachait. Ils ne l’avaient pas vu. L’ombre l’avait caché, l’absence est plus protectrice que les murs. Quand il se reboutonna, cela collait. À force de trembler, il s’était mis de la peinture plein le sexe. Il alla voir Chassagneaux : la balle avait frappé en pleine tête. Le rouge s’étalait sous lui sur le trottoir. Il rentra, il suivit les rues vers l’ouest qui le ramenaient chez lui, sans plus prendre de précautions. Un brouillard se levait qui l’empêchait de voir et d’être vu. S’il avait croisé une patrouille, il n’aurait pas fui, aurait été arrêté ; avec les traces de peinture, il aurait fini au trou. Mais il ne rencontra rien, et au petit matin, après s’être nettoyé le sexe au dissolvant industriel, il se glissa dans son lit et dormit un peu.
Un véhicule alla prendre le corps, mais on n’effaça pas la lettre et on laissa le sang par terre. Les types du Propagandastaffel avait dû donner leur avis : laisser le signe de la révolte montrerait son écrasement immédiat. Ou bien personne n’avait pensé envoyer quelqu’un gratter le mur et laver le sang.
Le corps de Robert Chassagneaux fut exposé place Bellecour, allongé sur le dos et gardé par deux policiers français. Le sang avait noirci, sa tête penchait sur son épaule, il avait les yeux clos et la bouche ouverte. Un panneau imprimé annonçait que Robert Chassagneaux, dix-sept ans, avait contrevenu aux règles du couvre-feu ; et avait été abattu en fuyant à l’approche d’une patrouille, alors qu’il traçait des slogans hostiles sur les murs d’une usine stratégique. Étaient rappelées les règles du couvre-feu.
Les gens passaient devant le corps allongé sur la place. Les deux policiers un peu voûtés qui le gardaient essayaient de ne voir personne, cette garde leur pesait, ils ne savaient comment soutenir les regards. Sur cette place trop grande et silencieuse, occupée tout l’hiver d’inquiétudes et de brouillards, on ne s’attarde pas. On file en baissant la tête, on enfonce les mains dans ses poches, et on regagne au plus vite l’abri des rues. Mais autour du jeune homme mort se formaient de petits attroupements de ménagères à cabas et de vieux messieurs. Ils lisaient en silence l’affiche imprimée et regardaient le visage bouche ouverte aux cheveux collés de sang. Les vieux messieurs repartaient en grommelant, et certaines femmes apostrophaient les policiers en essayant de leur faire honte. Ils ne répondaient jamais, marmonnant sans relever la tête un « Circulez, circulez ! » à peine audible, comme un claquement de langue agacé.
Quand le corps commença à sentir on le rendit à ses parents. Il fut enterré au plus vite. Ce jour-là tous les élèves de sa classe portèrent un ruban de crêpe noir que Fobourdon s’abstint de commenter. Quand la cloche du soir retentit ils ne se levèrent pas ; ils restèrent assis en silence face à Fobourdon. Cela dura deux ou trois minutes sans que personne ne bouge. « Messieurs, dit-il enfin, demain est un autre jour. » Alors ils se levèrent sans remuer leurs chaises et partirent.
Comme tous, Salagnon se renseigna sur les circonstances de la mort. Des rumeurs circulaient, des histoires excessives qui pour beaucoup avaient l’air vraies. Il acquiesçait chaque fois, il les transmettait à son tour en ajoutant lui-même d’autres détails.
La mort de Chassagneaux devait être exemplaire. Salagnon produisit une lettre qu’il aurait écrite la veille de sa mort. Une lettre d’excuses à ses parents, d’adieu à tous et de tragique résolution. Il avait soigneusement imité l’écriture de son camarade et un peu fatigué le papier pour lui donner vie. Il fit circuler cette lettre et la donna aux parents de Chassagneaux. Ceux-ci le reçurent, l’interrogèrent longuement et pleurèrent beaucoup. Il répondit de son mieux, il inventa ce qu’il ne savait pas, dans un sens toujours agréable et on le croyait d’autant mieux. On le remercia, on le reconduisit à la porte avec beaucoup d’égards, on tamponna des yeux rougis et il prit congé. Dans la rue, il partit en courant, le rouge au front et les mains glissantes de sueur.
Pendant plusieurs semaines il s’occupa de dessiner. Il améliora son art en copiant les maîtres, debout devant les tableaux du musée des Beaux-Arts, ou assis à la bibliothèque devant des piles de livres ouverts. Il dessinait les postures des corps, d’abord les nus antiques puis cela l’ennuya : il reproduisit des Christ dénudés, des dizaines, tous ceux qu’il trouva, puis il en inventa. Il recherchait sa nudité, sa souffrance, son abandon. Quand un artifice de vêtements, des draperies ou des feuilles, dissimulaient la nudité intime, il ne dessinait pas. Il laissait vide, sans rien à la place, car il ne savait pas comment dessiner les couilles.
Un soir il déroba le petit miroir qu’utilisait sa mère pour sa toilette. Il attendit que tout le monde dorme, et se déshabilla. Il plaça le miroir entre ses jambes et dessina, les cuisses crispées, cet organe qui manquait aux statues. Il compléta ainsi ses dessins. Les corps de femmes qu’il avait aussi copiés, il ne leur ajouta rien, fermant le trait, et cela avait l’air d’être ça.
Ceci dura une partie de la nuit. Dessiner l’empêchait de dormir.
Comment vit-on ailleurs ? Ailleurs, des jeunes garçons du même âge, de même taille, de même corpulence, aux mêmes préoccupations quand on les laisse tranquilles, se tenaient dans la neige en espérant ne pas s’endormir et surtout que leur mitrailleuse ne gèle pas ; ou alors en plein désert remplissaient des sacs de sable pour fortifier des trous, sous un soleil dont on ne peut avoir idée quand on ne l’a pas connu ; ou se glissaient à plat ventre dans l’immonde boue tropicale qui bouge seule, en tenant au-dessus de leur tête l’arme dont le mécanisme peut s’enrayer, mais sans trop relever la tête pour ne pas offrir de cible. Certains finissaient leur vie en levant les mains au sortir de blockhaus léchés de flammes et on les abattait en rang comme on coupe des orties, ou d’autres disparaissaient sans rien laisser, en un éclair, dans le coup de marteau qui suit le sifflement des fusées parties ensemble, qui déchiraient l’air et tombaient ensemble ; et d’autres mouraient d’un simple coup de couteau à la gorge qui déchire l’artère et le sang gicle jusqu’à la fin. D’autres encore guettaient la secousse des explosions à travers les parois d’acier, qui les protègent de l’écrasement tout au fond des mers ; d’autres guettaient dans le viseur dirigé vers le bas le point où lâcher les bombes sur les maisons habitées qui défilent sous leur ventre, d’autres attendaient la fin dans des baraques en bois entourées de fil de fer dont ils ne pourraient jamais sortir. Vie et mort s’entrelaçaient au loin, et eux restaient à l’abri de la Grande Institution.
Bien sûr il ne faisait pas chaud. On réservait le combustible à la guerre, aux navires, aux chars, aux avions, et cela rendait impossible le chauffage des salles de classe, mais ils restaient assis sur des chaises devant des tables, derrière plusieurs épaisseurs de mur qui leur permettaient de conserver cette position assise. Pas au chaud, cela n’allait pas jusque-là, mais au calme.
La Grande Institution subsistait, ménageait la chèvre et le chou, toutes les chèvres. On ne prononçait jamais le mot « guerre », on ne s’inquiétait de rien d’autre que de l’examen.