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« Allez entre. Viens boire un coup, on va fêter ça. »

Le père s’affaira, sortit une bouteille, entreprit avec un peu trop de lenteur et de soin d’en enlever le capuchon, puis le bouchon. Les gestes simples enchaînés lui donnaient une contenance. Le monde était agité, et une bonne part de cette agitation lui échappait. C’était même une sacrée tempête, et on ne pouvait se fier à personne. Mais lui devait continuer, mener sa barque sans qu’elle ne coule. Continuer : voilà un projet suffisant. Il remplit les verres et prit un peu de temps pour les admirer.

« Goûte. Aux Chantiers tu n’auras qu’une piquette allongée d’eau, servie dans des quarts en aluminium. Profite. »

L’oncle but, comme on boit de l’eau quand on a soif. Il prit et reposa son verre dans le même geste.

« En effet, dit-il vaguement. Je vois que les affaires marchent.

— Ça va ; si on s’en donne la peine.

— Toujours fermé, Rosenthal ? Son rideau de fer n’a pas bougé. Faillite ?

— Ils sont partis un matin, comme on part en vacances. Ils avaient une valise chacun. Je ne sais pas où. Avec Rosenthal, c’était bonjour bonsoir. On se voyait à l’ouverture, et le soir en fermant. Il m’a parlé de la Pologne un jour, avec son accent qui ne rendait pas la conversation facile. Ils ont dû aller en Pologne.

— Tu crois qu’en ce moment on fait du tourisme en Pologne ?

— Je n’en sais rien. J’ai du boulot. Et encore plus depuis qu’ils ont fermé. Un matin, pffffuit, ils sont partis, et je ne sais pas où. Je ne vais pas remuer ciel et terre pour retrouver des Rosenthal que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. »

L’expression le fit rire.

« Et toi, Victorien, tu connaissais le petit Rosenthal ?

— Plus petit. Pas la même classe. »

L’oncle soupira.

« Tu ne vas pas t’attrister pour un type dont tu ne connais que le nom et le rideau fermé. Bois un coup, je te dis.

— Personne ne s’occupe de personne, Salagnon. La France disparaît parce qu’elle est devenue une collection de problèmes personnels. Nous crevons de ne pas être ensemble. Voilà ce qu’il nous faudrait : être fier d’être ensemble.

— La France ! elle est belle, la France ! Mais c’est pas elle qui me nourrit. Et puis Rosenthal n’était pas français.

— Ils parlent français comme toi, ses enfants sont nés là, ses gosses sont allés à la même école que le tien. Alors…

— Il n’est pas français, je te dis. Ses papiers le montrent, c’est tout.

— Tu me fais rire avec les papiers, Salagnon. Les tiens, c’est ton fils qui te les fait. Plus vrais que les vrais. »

Salagnon père et fils rougirent ensemble.

« Allez, on ne va pas s’engueuler. Bois un coup. De toute façon, je n’en ai rien à foutre de Rosenthal. Moi, je travaille. Et si tout le monde travaillait comme moi, eh bien les problèmes dont tu parles, il n’y en aurait plus ; on n’aurait même pas le temps d’y penser.

— Tu as raison. Travaille. Et moi je pars. Buvons un coup. C’est peut-être la dernière fois. »

Dans la nuit Victorien raccompagna son oncle pompette, pour lui éviter la mauvaise rencontre d’une patrouille, qu’il n’aurait pu éviter et qu’il aurait même provoquée, c’est bien son genre quand il boit. Il avait éclusé le vin sans prendre garde à ce qu’il buvait, en avait redemandé, puis avait voulu rentrer là où il logeait avec les autres qui partaient le lendemain pour les Chantiers de Jeunesse. « Raccompagne-le, Victorien », demanda sa mère. Et Victorien soutint son oncle par le coude pour lui éviter de trébucher à l’angle des trottoirs.

Ils se séparèrent sur la Saône, tranchée noire traversée d’un vent de glace. L’oncle dégrisé se redressa, il pouvait finir tout seul. Il serra gravement la main de son neveu, et quand il eut commencé à traverser le pont, Victorien le rappela, le rejoignit en courant, et lui confia le projet de la Grande Institution. L’oncle l’écouta jusqu’au bout, malgré sa chemise et son short qui laissaient passer le vent. Quand Victorien eut fini, il frissonna ; ils se turent.

« Je t’enverrai une feuille de route pour mon camp, dit-il enfin.

— C’est possible ?

— Une fausse, Victorien, une fausse. Tu as l’habitude, non ? Dans ce pays il se fabrique plus de faux papiers que de vrais. Une vraie industrie ; et si les faux ressemblent tellement aux vrais, c’est qu’ils sont faits par les mêmes qui selon les heures font les vrais et des faux. Donc ne t’inquiète pas, le papier que tu auras fera foi. Je vais filer. Je n’aimerais pas crever d’une pneumonie. Vu l’époque que nous vivons, ce serait trop bête, je ne m’en remettrais pas de crever d’une pneumonie. Je ne m’en remettrais vraiment pas », répéta-t-il avec un rire d’ivrogne.

Il embrassa Victorien avec un enthousiasme maladroit et fila. L’ombre était telle dans la ville éteinte qu’au milieu du pont il avait disparu.

Victorien rentra, les mains profondément dans les poches, le col relevé, mais sans grelotter. Il ne craignait pas le froid.

COMMENTAIRES II

J’eus des jours meilleurs et je les laissai

J’habite maintenant un élément de clapier posé sur un toit. J’ai vu sur une gravure ancienne l’abondance à Lyon des cabanes sur les toits, toutes les mêmes, briques et colombages, crépi terreux, toit d’un seul pan, et tout un mur dirigé vers l’est de fenêtres à petits carreaux. Il n’est point besoin d’autre fenêtre : la vieille ville est bâtie au bas d’une colline, presque une falaise, qui cache le soleil de l’après-midi. Par ma fenêtre mal jointoyée je suis ébloui tous les matins de soleil neuf. Je ne vois rien devant, rien autour, rien derrière, je flotte par-dessus les toits dans une lumière directement venue du ciel. Avant d’être là j’en rêvais. J’y suis, maintenant. D’habitude on progresse, on désire et on obtient une maison plus grosse, plus confortable, avec davantage de gens dedans. On se relie mieux. Là où je suis maintenant est à peine vivable, personne ne m’y vient visiter, j’y suis seul et j’en suis heureux. Heureux du bonheur de n’être rien.

Car j’ai eu des jours meilleurs ; j’ai eu une maison. J’ai eu une femme aussi. Maintenant j’habite dans un pigeonnier. C’est drôle où j’habite, une simple bosse sur le chaos des toits, dans cette ville bricolée où l’on n’a jamais rien détruit, où l’on ne change jamais rien, où l’on accumule, où l’on empile. J’habite dans une caisse, dans une malle posée par-dessus des immeubles qui au cours des siècles se sont accumulés en bord de Saône, comme s’accumulent les alluvions de ce fleuve qui durcissent et font sol.

J’aime bien vivre dans une boîte au-dessus des toits. Avant j’en avais envie. Je regardais d’en bas ces pièces supplémentaires ajoutées en l’air, ces bourgeons d’une ville que l’on ne construit pas mais qui pousse. Je les désirais, tête en l’air, je ne savais pas comment y entrer. Je soupçonnais qu’aucun escalier n’y mène vraiment ; ou alors un boyau étroit qui se referme au premier passage. Je rêvais d’être face à la fenêtre, face à rien, et je savais bien que dans cette ville en désordre, il est des lieux où l’on ne peut parvenir, qui sont juste des morceaux de rêve. J’y suis.

La vie y est simple. Assis n’importe où je vois toutes mes propriétés. Pour la chaleur je vois directement avec le ciel : l’hiver, le chaud s’évapore et on gèle ; l’été, le soleil pèse de si près que l’on étouffe. Je le savais avant, je l’ai vérifié depuis, mais je vis dans un de ces cabanons que je voulais vraiment habiter, et je ne me lasse toujours pas du plaisir de vivre là. Je vis dans une chambre devenue maison. Par la fenêtre je vois l’étendue des tuiles et les balcons intérieurs, les galeries à balustre et les tours d’escalier, cela fait un horizon très bas et confus, et tout le reste est le ciel. Quand je suis assis devant ce ciel, derrière moi il n’y a rien d’autre : un lit, une armoire, une table grande comme un livre ouvert, un évier qui fait tout, et surtout le mur.