Je me réjouis d’avoir atteint le ciel. Je me réjouis d’avoir atteint le logement misérable que d’habitude l’on fuit, que l’on fait tout pour quitter quand on progresse dans la vie. Je ne progresse pas. Je m’en réjouis.
J’avais travail, maison et femme, qui sont trois visages d’un réel unique, trois aspects d’une même victoire : le butin de la guerre sociale. Nous sommes encore des cavaliers scythes. Le travail c’est la guerre, le métier un exercice de la violence, la maison un fortin, et la femme une prise, jetée en travers du cheval et emportée.
Cela n’étonnera que ceux qui croient vivre selon leurs choix. Notre vie est statistique, les statistiques décrivent mieux la vie que tous les récits que l’on peut faire. Nous sommes cavaliers scythes, la vie est une conquête : je ne décris pas une vision du monde, j’énonce une vérité chiffrée. Regardez quand tout s’effondre, regardez dans quel ordre cela s’effondre. Quand l’homme perd son travail et n’en retrouve pas, on lui prend sa maison, et sa femme le quitte. Regardez comment cela s’effondre. L’épouse est une conquête, elle se vit ainsi ; l’épouse du cadre au chômage abandonnera le vaincu qui n’a plus la force de s’emparer d’elle. Elle ne peut plus vivre avec lui, il la dégoûte, à traîner pendant les heures de bureau à la maison, elle ne supporte plus cette larve qui se rase moins, s’habille mal, regarde la télévision pendant le jour et fait des gestes de plus en plus lents ; il lui répugne ce vaincu qui tente de s’en sortir mais échoue, fait mille tentatives, s’agite, s’enfonce, et sombre sans recours dans un ridicule qui amollit son regard, ses muscles, son sexe. Les femmes s’éloignent des cavaliers scythes tombés au sol, de ces cavaliers démontés maculés de boue : c’est une réalité statistique, qu’aucun récit ne peut changer. Les récits sont tous vrais mais ils ne pèsent rien devant les chiffres.
J’avais bien commencé. Au temps de la Ire République de Gauche nous étions gouvernés par un Léviathan doux, embarrassé par sa taille et son âge, trop occupé à mourir de solidification pour songer à dévorer ses enfants. Le Léviathan patelin offrait une place à tous, dans l’État de la Ire République de Gauche. Il s’occupait de tout ; il s’occupait de tous. Je travaillais dans une institution de l’État. J’avais une belle situation, je vivais dans un bel appartement, avec une femme fort belle que l’on avait prénommée Océane. J’aimais beaucoup ce prénom qui ne voulait rien dire, dépourvu qu’il est de toute mémoire ; on donne ces prénoms par superstition comme un cadeau de fée, pour que l’enfant ait ses chances dès le début. J’avais une place dans l’ascenseur social. Il montait. Il était exclu qu’il puisse descendre, cela aurait été une contradiction dans les termes. On ne peut pas concevoir ce que la langue ne dit pas.
Quels temps héroïques ce furent, les premiers temps de la Ire République de Gauche ! On l’attendait depuis si longtemps. Combien cela dura-t-il ? Quatorze ans ? Trois mois d’été ? Juste la soirée du dimanche où il fut élu ? Dès le lendemain, dès le lendemain peut-être, cela se dégrada, comme la neige qui déjà se tasse dès le dernier flocon tombé du ciel. L’ascenseur se mit à descendre ; et en plus je sautai. La chute est une forme de jouissance. On le sait bien dans le rêve : lorsqu’on tombe, cela provoque un léger détachement du ventre, qui flotte comme un ballon d’hélium dans le ciel abdominal. Cela ressemble, ce flottement, à ce qu’était l’excitation sexuelle avant que l’on sache que le sexe lui-même est excitable. La chute est une forme très archaïque de plaisir sexuel ; alors j’ai aimé choir.
Je suis presque arrivé. Je crèche dans une portion de la ville ancienne que l’on ne rénove pas, car on ne trouve pas les escaliers pour y aller. Je suis par-dessus les toits ; je vois les immeubles par leurs dessus anonymes, je ne peux pas reconstituer le tracé des rues tant les toits sont désordonnés. Les installations électriques datent de l’invention de l’électricité, avec des interrupteurs que l’on tourne et des fils isolés d’une gaine de coton. L’enduit des couloirs n’est pas peint et se couvre d’algues qui vivent de la lueur des lampes. Le sol est recouvert de carreaux de terre cuite qui se fendent, se cassent, s’effritent, et dégagent le parfum d’argile des tessons de poterie dans un champ de fouilles.
Quand je sors, je le vois ! Il est allongé au pied du panneau qui signifie de ne pas stationner, enfermé dans un sac de couchage d’où ne dépasse que la mèche crasseuse du sommet de son crâne. Devant ma porte, le clochard du quartier ne laisse rien paraître. Quand il dort il ne montre qu’une ébauche de forme humaine, cette forme qu’essaient de cacher les body bags, les sacs à corps en plastique noir où l’on range les pertes militaires.
Les trottoirs sont étroits, je dois l’enjamber pour le franchir. Il se plie autour du panneau indicateur qui interdit de stationner. Il ressemble à une proie tombée dans une toile d’araignée. Il est conservé vivant, suspendu dans un cocon, il attend qu’elle le mange. Il est au terme de sa chute, mais au ras du sol on met très longtemps à mourir.
Je comprendrais que l’on s’étonne de mon attirance pour la chute. J’aurais pu faire simple : sauter par la fenêtre. Ou prendre un sac, et aller dans la rue. Mais que ferais-je dans la rue ? Autant être mort ; et ce n’est pas ce que je veux. Je veux tomber et non pas être tombé. J’espère tomber lentement et que la durée de la chute me dise la hauteur où j’étais. N’est-ce pas injurieux, comme sont injurieux les dégoûts de nantis ? Injurieux pour ceux qui vraiment chutent et ne le voulaient pas ? La vraie souffrance n’impose-t-elle pas de se taire ? Oui : de se taire.
Jamais ceux qui souffrent ne demandent de se taire. Ceux qui ne souffrent pas, en revanche, tirent avantage de la souffrance. Elle est un coup sur l’échiquier du pouvoir, une menace voilée, une incitation à faire silence. Allez dans la rue si vous y tenez ! Si vous n’êtes pas contents : dehors ! Si cela ne vous convient pas : la porte ! Il y en a qui attendent derrière ; ils seraient très contents de votre place. Et même d’une place un peu moins bonne ; ils s’en contenteraient. On va leur proposer une place un peu moins bonne et ils vont se taire. Bien contents de l’avoir. On va négocier les places à la baisse, on va négocier l’échelle sociale au raccourcissement. On va négocier l’ascenseur social à la descente. Il faut bouger, se taire. Se réduire. Demander moins. Se taire. Les clochards sont comme les crânes plantés sur des pieux à l’entrée de territoires contrôlés par la guerre : ils menacent, ils imposent le silence.
Je me désinstalle. Je vis maintenant dans une seule chambre où je fais tout ; je fais bien peu. Je peux rassembler tout ce que je possède en deux valises ; je peux les porter ensemble, une dans chaque main. Mais c’est encore trop, je n’ai plus de main libre, il faudrait que je tombe encore. Je voudrais me réduire à mon enveloppe corporelle, pour en avoir le cœur net. Net de quoi, le cœur ? Je ne sais pas ; mais alors je le saurai.
Patience, mon cœur : la grande nudité ne tardera pas. Et là je saurai.
J’ai eu des jours meilleurs, et je les ai laissés.
Avec ma femme tout allait mal sans bruit, rien n’explosait jamais. Les grincements que nous percevions nous les attribuions à l’incompréhension des sexes, si avérée que l’on en écrit des livres, ou à l’usure du quotidien, si avérée que l’on en écrit d’autres livres, ou encore aux aléas de la vie, qui n’est pas facile, on le sait. Mais notre oreille nous trompait, ces grincements étaient des grattements, nous entendions le bruit continu du creusement d’une galerie de mine juste sous nos pieds. La mine explosa à son heure, un samedi. Les fins de semaine sont favorables aux effondrements. On se voit davantage, et on a beau resserrer l’emploi du temps il reste du jeu. Il reste toujours un peu de vide dans ces deux jours où l’on ne travaille pas. Quel beau massacre ce fut !