« Ce sont des cubes. Il n’existe aucun animal de cette forme-là.
— Quel animal ?
— Celui qu’on a tué pour découper la viande.
— Arrête, tu es sinistre. Ça te va, le menu de ce soir ? »
Je repris le chariot, ce qui passa pour une forme d’approbation masculine, un signe détestable mais que l’on comprend. Levant les yeux au plafond, elle jeta la barquette dans le chariot de grillage. Elle tomba sur les sachets de feuilles de salade découpées lavées triées, à côté d’un sac couvert de givre rempli de carottes gelées.
Poussant le chariot nous allions le long des frigos à ciel ouvert. Une grande baie vitrée montrait la boucherie du magasin. L’éclairage uniforme se reflétait sur les murs de carrelage, ne laissant point d’ombres, exhibant tous les détails de l’activité de découpe. Des carcasses pendaient à des rails fixés au plafond, certaines au centre de la pièce et d’autres en attente derrière des rideaux de plastique. Il s’agissait de grands mammifères, je le voyais à leur forme, à la disposition de leurs os et de leurs membres, nous avons les mêmes. Des hommes masqués allaient et venaient en portant de grands couteaux. Ils étaient chaussés de bottes en plastique où glissaient des taches rouges, enveloppés de combinaisons blanches flottant par-dessus des vêtements de travail, et coiffés de charlottes qui couvraient leurs cheveux, comme on en porte quand on prend une douche. Des masques de tissu dissimulaient leur nez et leur bouche, on ne pouvait les reconnaître, on voyait juste s’ils portaient des lunettes ou pas. Certains avaient à leur main gauche un gantelet de mailles de fer, ils tenaient le couteau de l’autre main ; de la main gantée ils guidaient le roulement des carcasses suspendues pour les mettre en lumière et dans leur autre main le couteau brillait. D’autres fantômes poussaient des chariots remplis de seaux, et dans les seaux flottaient des débris rouges marbrés de blanc. Des silhouettes plus jeunes passaient le sol au jet, dans les coins, sous les meubles, puis frottaient avec des raclettes de caoutchouc. Tout étincelait d’une propreté parfaite, tout brillait de vide, tout n’était que transparence. Ils manipulaient des outils dangereux comme des rasoirs, et des jets d’eau nettoyaient le sol en permanence. On ne reconnaissait personne.
Pourquoi ne supportons-nous plus la chair ? Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait que nous ne savons pas, pour ne plus la supporter ? Qu’avons-nous oublié qui concerne le traitement de la chair ?
Ils firent rouler un demi-bœuf suspendu à un crochet qui en perçait les membres. Je pensais à un bœuf du fait de sa taille, mais je ne pouvais en être sûr car on avait enlevé la peau et la tête, tout ce qui permet une vraie reconnaissance. Il ne restait de lui que les os recouverts de rouge, les tendons blancs au bout des muscles, les articulations bleues à l’angle des pattes, les muscles gonflés de sang où flottait l’écume blanche de la graisse. Armé d’une scie électrique un homme masqué s’attaqua au corps de chair. La carcasse vibrait sous la lame, il en détacha un vaste quartier qui trembla, vacilla, puis bascula d’un coup. Il l’attrapa au vol et le jeta sur la table d’acier où d’autres, masqués et munis du gant de fer, le travaillèrent au couteau. Je ne percevais pas les bruits. Ni le hurlement de la scie, ni son bruit de rongeur sur l’os, ni les impacts de la viande qui tombe, ni le glissement léger des couteaux, ni le cliquetis léger des gants, ni les jets d’eau qui lessivaient en permanence toute l’étendue du sol, qui ne laissaient pas se former sous la table des flaques de sang. Je voyais juste l’image. Une image trop détaillée, trop parfaite ; trop éclairée et trop nette. J’avais l’impression de visionner un film sadique car il manquait le bruit, l’odeur, le contact, le toucher mou de la viande et son abandon au couteau, son parfum fadasse de vie abandonnée, son claquement flasque quand elle tombe sur une surface dure, sa souplesse fragile de corps privé de peau. Il manquait tout ce qui pouvait m’assurer de ma présence. Ne restait plus que la pensée cruelle, appliquée au découpage de la chair en cubes. J’eus un haut-le-cœur. Non pas de voir ceci, mais de seulement le voir sans rien sentir d’autre. L’image seule flottait, et chatouillait désagréablement le profond de ma gorge.
Je baissai les yeux, me détournai des grandes vitres où l’on affirmait la propreté de l’abattage, et j’allai le long des frigos où les viandes étaient rangées par catégories. Abats, bœuf, agneau, animaux, porc, enfants, veau.
« Animaux », j’imagine bien. C’est une phrase tronquée : on voulait dire viande pour animaux. Mais « enfants ». Entre porc et veau. J’examinai de loin ces barquettes sans oser en prendre de peur de la réprobation. Sous le film plastique bien tendu, la viande apparaissait fine et rose. Cela correspondait au nom. Viande, enfants. Je montrai l’étiquette à Océane, avec une ébauche de sourire tremblant prête à s’ouvrir en rire franc si elle m’en avait donné le signal, mais elle comprenait toujours tout, elle. Elle balaya cet enfantillage d’un haussement d’épaules, d’une secousse de tête un peu lasse, et nous repartîmes dans les longues allées. Nous poursuivîmes nos achats, elle consultait la liste à haute voix, et moi, poussant le chariot, je méditais sans but sur la nature des viandes et leur usage.
Nous rentrions en voiture quand nous fûmes ralentis par des embouteillages au bord de la Saône. Le long du marché les camions en double file mordaient sur les voies de circulation. Les feux restaient longtemps au rouge, nous attendions bien plus que nous ne le voulions, les voitures entassées en grand nombre sur le quai avançaient à peine, par à-coups, dans un bouillonnement de gaz délétères que le vent léger du fleuve heureusement chassait. Je tapotais le volant, mes yeux erraient, et Océane peaufinait son menu.
« Que pourrions-nous imaginer de neuf pour le dessert ? Que voudrais-tu ? »
Que voudrais-je ? Je repris le contrôle de mes yeux et la regardai fixement. Que voudrais-je ? Mon regard devait être inquiétant, je ne répondais rien, elle se troubla. Que voudrais-je ? J’ouvris la portière et sortis. Le moteur ronronnait, nous attendions dans la file que le feu verdisse.
« Je vais voir ce que je peux trouver », dis-je en désignant le marché.
Je claquai la portière et me glissai entre les voitures arrêtées. Le feu passa au vert, elles redémarraient, je gênais. Je les évitai de quelques bonds, saluant d’un geste de la main ceux qui klaxonnaient et faisaient vrombir leurs moteurs. J’imagine qu’Océane avait pris le volant, préférant ne pas bloquer le passage plutôt que de me suivre en abandonnant les courses. Dérapant sur les légumes jetés, me rétablissant sur un carton humide, écrasant une cagette à grand bruit, je parvins au marché.
Je m’insérai dans la foule des porteurs de paniers qui très lentement circule entre les étals. Je cherchai les Chinois. Je les trouvai à l’odeur. Je suivis l’odeur étrange de la nourriture des Chinois, cette odeur si particulière qu’au début on ne connaît pas, mais que l’on n’oublie plus par la suite car elle est si reconnaissable, toujours la même, due à l’usage répété de certains ingrédients et de certaines pratiques, que je ne connais pas mais dont je peux repérer l’effet de loin, par l’odeur.
À force de manger ainsi les Chinois gardent-ils cette odeur-là ? Je veux dire : la portent-ils sur eux, en eux, dans leur bouche, leur sueur, sous leurs bras, aux alentours de leur sexe ? Il faudrait pour le savoir embrasser longuement une belle Chinoise, ou moins belle, peu importe, mais la lécher continûment en toutes ses parties pour en avoir le cœur net. Pour savoir si la différence entre les races humaines consiste en une différence de cuisine, une différence de pratiques alimentaires qui à l’usage imprègnent la peau, et tout l’être, jusqu’aux paroles et enfin la pensée, il faudrait étudier minutieusement la chair.