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— Quoi ? Le plein air ?

— Mais non : ça ! Ce n’est pas interdit ?

— Je n’en sais rien. Mais regarde les couleurs. Du rouge, de l’or. Des brillances, des bronzes, toutes les couleurs de la chair. Laisse-moi faire. »

Je ceignis un grand tablier et la guidai par les épaules hors de la cuisine.

« Je m’occupe de tout, dis-je, rassurant. Prends du temps pour toi, fais-toi belle comme tu sais le faire. »

Mon enthousiasme intérieur n’était pas de ces sentiments que l’on discute : je refermai la porte derrière elle. Je me versai un verre de vin blanc. La lumière qui passait au travers avait la couleur du bronze neuf ; et son parfum était celui d’un coup de pioche au soleil sur un caillou calcaire. Je le vidai pour m’en imprégner et m’en versai un autre. Je sortis les instruments ; le manche des couteaux s’adaptait à ma paume ; l’inspiration venait. Je disposai les abats sur la table. Je les reconnaissais tous comme des fragments de bêtes abattues. Mon cœur s’emballa de les voir si reconnaissables, et je leur étais reconnaissant de se montrer tels qu’ils étaient. Après quelques secondes d’hésitation, celles qu’on a devant la page blanche, j’y portai le couteau.

Dans une brume orangée, alcool et sang, je pratiquai une cuisine alchimique ; je transmutai le souffle de vie qui gonflait ces abats en couleurs symboliques, textures désirables, parfums reconnaissables comme étant ceux d’aliments.

Quand je rouvris la porte de la cuisine, mes doigts hésitaient, tout ce que je touchais glissait et je laissais dessus une trace rougeâtre. Et ce que je voyais aussi, quand cela bougeait, laissait une traînée lumineuse, un halo orienté qui mettait du temps à s’éteindre.

Océane apparut devant moi et aucun reproche ne pouvait lui être fait. Une robe blanche l’enveloppait d’un seul geste et ses formes modelées brillaient de reflets. Son corps exhibé sur le présentoir de chaussures pointues se gonflait de courbes : fesses, cuisses, poitrine, ventre délicieux, épaules, tout brillait des reflets nouveaux de la soie à chacun de ses mouvements. Ses mains aux ongles peints s’agitaient en légers mouvements d’oiseaux, caresses de l’air, effleurement d’objets, leur donnant sans réfléchir une place un peu plus parfaite. Elle marchait sans hâte autour de la table qu’elle dressait et sa lenteur me troublait. Sa coiffure complexe luisait d’une lumière de chêne ciré, dégageait sa nuque, montrait ses oreilles arrondies ornées de brillants. Ses paupières poudrées battaient comme les ailes d’un papillon indolent, et chacun de ces battements provoquait l’ébranlement parfumé de tout l’espace autour d’elle. Elle dressait la table au compas, elle plaçait les assiettes à intervalles parfaits, les couverts alignés selon leur tangente, les verres par trois, sur une ligne. Au centre de la table, sur une bande de broderie blanche, les bougies posaient des ombres et des reflets doux sur le métal, le verre et la porcelaine. Les petites flammes moiraient sa robe de touches éphémères, aussi délicates que des caresses.

Quand je vins avec mon tablier sanglant, mes mains noircies jusque sous les ongles, avec des taches étranges au coin des lèvres, les petites flammes tremblèrent et me couvrirent de contrastes terribles. Elle ouvrit très grand les yeux et la bouche, mais on sonna. Le mouvement de recul qu’elle eut devint un déplacement vers la porte.

« Je finis, dis-je. Fais entrer et asseoir. »

Je me précipitai à nouveau dans la cuisine, porte close. Elle sera impeccable, jamais on ne pourra lui faire le moindre reproche ; elle accueillera parfaitement nos amis dont j’ai maintenant oublié le nom, elle orientera habilement la conversation, sera d’humeur égale et légère, justifiera avec tact mon absence jusqu’à mon retour. Elle sera parfaite. Elle s’efforce toujours de l’être. Elle y parvient toujours. Ce qui, quand on y pense, est un miracle effrayant.

Les odeurs que produisaient mes préparations passaient la porte, poussaient les gonds, fendaient les panneaux de bois tendre, s’immisçaient dans l’interstice du dessous pour partout se répandre. Mais quand je sortis pour hurler « À table ! » d’une voix trop forte, ils semblaient ne se douter de rien. Assis dans nos fauteuils ils buvaient du champagne en conversant à basse intensité, affichant dans leur posture détendue une indifférence très convenable.

L’enthousiasme dévalait mes veines, alimenté du vin blanc dont j’avais vidé la bouteille. Ma voix trop poussée érailla le fond sonore neutre, bavardage et musique, qu’habilement Océane avait mis en place. Je n’avais pas ôté mon tablier ni nettoyé mes lèvres. Quand je surgis dans le halo tamisé du salon, l’atmosphère devint si lourde et si figée que j’eus du mal à articuler ; mais c’était là peut-être l’alcool, ou l’inadéquation de mon enthousiasme. J’eus du mal à continuer d’avancer, sous leur regard, du mal à actionner mes poumons, dans l’air raréfié, pour produire quelques mots qu’ils pourraient comprendre.

« Venez, dis-je, un ton au-dessous. Venez vous installer. C’est prêt. »

Océane souriante les plaça ; j’apportai d’énormes plateaux. Je posai devant eux un horrible amas d’odeurs fortes et de formes ensanglantées.

J’avais, pour présenter les tripaillons chinois, reconstitué le chou mythologique d’où nous venons tous, ce légume génératif que l’on ne trouve pas dans les jardins. À l’aide de feuilles de chou vert j’avais recréé un nid, et en son cœur, bien serré, j’avais mis la tripe rouge, trachée en l’air, disposée comme elle est quand elle est dedans. Je l’avais préservée de la découpe car sa forme intacte en était tout le sel.

J’avais fait frire les crêtes de coq, juste un peu, et cela les avait regonflées et avait fait jaillir leur rouge. Je les servis ainsi, brûlantes et turgescentes, sur un plat noir qui offrait un terrible contraste, un plat lisse où elles glissaient, frémissaient, bougeaient encore.

« Prenez-les avec des baguettes, des pincettes allais-je dire, et trempez-les dans cette sauce jaune. Mais attention, ce jaune-là est chargé de capsaïcine, bourré de piment, teinté de curcuma. Vous pouvez aussi choisir celle-là si elle vous convient mieux. Elle est verte, couleur tendre, mais tout aussi forte. Je l’ai chargée d’oignon, d’ail et de radis asiatique. La précédente ravage la bouche, celle-ci ravage le nez. Choisissez ; mais dès que vous essayez il est trop tard. »

Les crêtes frites dont je n’avais pas épongé l’huile glissaient vraiment trop dans le plat noir ; un mouvement brusque au moment de les poser en fit déraper une qui jaillit comme d’un tremplin et heurta la main d’un convive, il gémit, la retira vivement, mais ne dit rien. Je continuai.

Je n’avais pas coupé le boudin et ne l’avais pas trop cuit non plus. Je l’avais enroulé en spirale dans un grand plat hémisphérique, et juste parsemé de curry jaune et de gingembre en poudre, qui à la chaleur dégageaient leur parfum piquant.

Enfin je plaçai au centre les têtes tranchées, les têtes de moutons laissées intactes posées sur un plat surélevé, disposées sur un lit de salade émincée, chacune regardant dans une direction différente, les yeux en l’air et la langue sortie, comme une parodie de ces trois singes qui ne voient rien, n’entendent rien, ne disent rien. Ces cons.

« Voilà », dis-je.

Il y eut un silence, l’odeur envahissait la pièce. S’ils n’avaient pas tous en même temps ressenti ce sentiment d’irréalité, nos convives auraient pu être incommodés.

« Mais c’est dégueulasse ! » dit l’un d’eux d’une voix de fausset. Je ne sais plus qui, car ensuite je ne les vis jamais plus, je les oubliai tous et allai même vivre ailleurs pour ne plus jamais les croiser dans la rue. Mais je me souviens de la musique exacte de ce mot qu’il prononça pour dire son malaise : le d comme un hoquet, le a long, et le sse traînant comme un bruit d’atterrissage sur le ventre. La musique de ce mot, je m’en souviens bien plus que de son visage car il avait prononcé « dégueulasse » comme dans un film des années cinquante, lorsque c’était le mot le plus violent que l’on pouvait se permettre en public. Dans notre merveilleux salon, en la présence d’Océane à qui on ne pouvait faire le moindre reproche, c’était tout ce qu’il pouvait dire. Ils firent ce qu’ils purent pour me désapprouver mais, blindé d’alcool et de bonheur fou, réduit à moi-même, je n’entendais rien. Il aurait fallu qu’ils me parlent clairement, or dépourvus de vocabulaire qu’ils étaient — car dans nos sphères le vocabulaire se dégrade tant il ne sert à rien —, ils tentèrent de me regarder dans les yeux pour me désapprouver, de cet air de faire semblant de foudroyer qui d’habitude suffit. Mais tous détournèrent leur regard du mien et ils n’essayèrent plus. Je ne sais pas pourquoi ; mais ce qu’ils voyaient dans mes yeux devait les inciter à se détourner de mon visage pour ne pas être aspirés, puis blessés, puis engloutis.