« Je vais vous servir », dis-je avec une gentillesse dont ils se seraient bien passés.
Je les servis à la main car aucun outil ne peut convenir, seule la main, et surtout nue. J’ouvris de mes doigts le chou génératif, empoignai la tripaille luisante, en rompit les cœurs, les rates, désagrégeai les foies, ouvris d’un pouce bien rouge les trachées, les larynx, les côlons pour rassurer mes hôtes quant au degré de cuisson : pour de telles viandes seule une flamme modérée peut convenir, la flamme doit être une caresse, un effleurement coloré, et l’intérieur doit saigner encore. Le feu culinaire ne doit pas être le feu du céramiste : celui-ci va au cœur et transmute la pièce en sa masse ; le feu culinaire sert juste à piéger les formes, à figer les couleurs en leur délicatesse naturelle, il ne doit pas altérer le goût, le goût des fonctions animales, le goût du mouvement maintenant suspendu, le goût de la vie qui doit rester fluide et volatil sous son immobilité apparente. Sous la fine surface colorée restait le sang. Goûtez. De ce goût-là, le goût du sang, on ne se détache plus. Les chiens qui ont goûté le sang, dit-on, doivent être abattus avant qu’ils ne deviennent des monstres assoiffés de meurtre. Mais les hommes sont différents. Le goût du sang on l’a, mais on le maîtrise ; chacun le garde secret, le chérit sur un feu intérieur et ne le montre jamais. Quand l’homme goûte le sang, il ne l’oublie pas plus que le chien ; mais le chien est un loup émasculé et il faut l’abattre s’il change de nature, tandis que l’homme après avoir goûté le sang est enfin un être complet.
Je servis des crêtes à chacun, un peu plus aux hommes qu’aux femmes, avec un certain sourire qui expliquait ces différences. Mais les têtes je ne les servis qu’aux hommes, avec un clin d’œil appuyé qu’ils ne comprirent pas mais qui les empêchait de refuser. Je posais la tête dans leur assiette et j’en orientais le regard vers les femmes, et chacune des têtes, les yeux blancs défaillis, tirait la langue dans un effet burlesque du plus haut comique. J’éclatai de rire, mais seul. Je multipliais les clins d’œil, les coups de coude, les sourires entendus, mais cela ne dissipait pas l’effarement. Ils ne comprenaient pas. Ils soupçonnaient mais ils ne comprenaient rien.
Quand j’attaquai le boudin j’y portai le fer un peu violemment, et un jet de sang noir s’élança avec un soupir et retomba dans le plat, mais aussi sur la nappe, sur l’assiette, deux gouttes dans un verre où il disparut aussitôt dans le vin, indiscernable, et une goutte minuscule sur la robe d’Océane, sous la courbe de son sein gauche. Elle s’effondra comme frappée au cœur d’un très fin stylet. Les autres se levèrent en silence, prirent le temps de replier leur serviette et se dirigèrent vers le portemanteau. Ils se rhabillèrent en s’aidant les uns les autres sans un mot, juste des acquiescements polis effectués des yeux. Océane, étendue sur le dos sans raideur, respirait calmement. La table continuait de n’être éclairée que de bougies. Le vacillement des petites flammes agitait des ombres sur sa robe qui enveloppait comme un souffle son corps merveilleux ; ça brillait comme une étendue d’eau agitée d’un petit ressac, d’une brise du soir, d’un zéphyr de soleil couchant, toute la surface de son corps bougeait et le seul point fixe était la tache de sang noir sous la courbe de son sein, au-dessus de son cœur.
Ils prirent congé d’un signe de tête et nous laissèrent enfin. Je portai Océane et la posai sur notre lit. Elle ouvrit les yeux aussitôt et commença de pleurer ; elle gargouilla, reprit son souffle, hurla, sanglota, s’étouffa de glaires et de larmes, incapable d’articuler un mot. Les larmes sur ses joues coulaient noires, gâtaient sa robe. Elle pleurait sans discontinuer, et elle se tournait et se retournait, pleurait à l’étouffée, la face plongée dans l’oreiller. La grande taie blanche se maculait à mesure de ses pleurs, elle se tachait de rouge, de bruns, de noir, de gris pailleté dilué, d’eau chargée de sel, et le carré de toile devenait tableau. Je restai auprès d’elle avec je crois un sourire idiot. Je n’essayai pas de la consoler, ni même de parler. Je me sentais enfin proche d’elle, plus que je ne l’avais jamais été. Je rêvais que cela dure, je savais que tout cela s’évanouirait avec le tarissement de ses pleurs.
Quand elle se tut enfin et sécha ses yeux je sus qu’entre nous tout était fini. Tout ce qui avait eu lieu avant et tout ce qui aurait pu avoir lieu après. Nous nous endormîmes côte à côte sans nous toucher, elle lavée, coiffée, sous les draps, et moi tout habillé par-dessus.
Le dimanche matin elle pleura encore au réveil puis durcit comme un béton qui prend. Le dimanche dans l’après-midi je m’en allai.
Le lundi matin je vivais une autre vie.
Je ne la revis jamais, et aucun des amis que nous avions ensemble. Je disparus quelque temps à l’autre bout du pays, à son extrémité nord bien plus misérable, où j’eus une place modeste, bien plus modeste que celle que j’avais quittée en abandonnant ma femme.
Je me désinstallai, comme on désinstalle un programme, je désactivai une à une les idées qui m’animaient, essayant de ne plus agir pour éviter d’être agi. J’espérais que mon dernier acte serait celui que l’on fait avant de mourir : attendre.
Victorien Salagnon était celui pour qui, sans le connaître, j’avais préparé cette attente.
ROMAN II
Monter au maquis en avril
Quel bonheur de monter au maquis en avril ! Quand il n’est pas de guerre aiguë, quand l’ennemi est occupé ailleurs, quand on n’est pas poursuivi par ses chiens et qu’on n’a pas encore utilisé des armes, alors monter au maquis c’est comme en rêver, en plus fort.
Avril pousse, avril s’ouvre, avril s’envole ; avril se rue vers la lumière et les feuilles se bousculent pour parvenir au ciel. Quel bonheur de monter au maquis en avril ! On dit toujours « monter », car pour aller au maquis on monte. La forêt secrète où l’on se cache se trouve en haut des pentes ; le maquis c’est l’autre moitié du pays, au-dessus des nuages.
La colonne de jeunes garçons s’élevait dans le sous-bois encombré de buissons. Les feuilles en tremblaient, de la montée de la sève, et sautaient au cœur du bois les petits bouchons qui l’hiver en ont bloqué le passage. Avec un peu d’enthousiasme on pourrait l’entendre, la sève, et sentir son frémissement en posant la main sur les troncs.
La colonne de jeunes garçons montait dans un sous-bois si touffu que chacun n’en voyait que trois marcher devant lui, et en se retournant il n’en voyait que trois marcher derrière ; chacun pouvait se croire au nombre de sept à aller dans la forêt. La pente était forte, et celui que l’on voyait en tête posait ses pieds au-dessus des yeux de ceux qui le suivaient. Ils avaient l’allure militaire comme le voulait l’air du temps, avec les oripeaux de 40 dont on avait fait l’uniforme des Chantiers de Jeunesse. On avait ajouté le grand béret qui se portait penché, comme signe de l’esprit français. Les couvre-chefs différencient les armées, leur forme est fantaisiste, ils mettent une touche de génie national dans des vêtements sans couleur faits pour l’utilité.