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Ils montaient. Les arbres frémissaient. Et ils souffraient des pieds dans leurs croquenots au cuir épais qui ne se font jamais au pied. Le cuir militaire ne s’amollit pas et ce sont les pieds qui se font à la chaussure une fois les lacets refermés comme les mâchoires d’un piège.

Ils portaient des sacs de toile sur le dos et cela sciait leurs épaules. Les armatures de fer frottaient à de mauvais endroits, le poids tirait, ils peinaient et la sueur commençait de couler dans leurs yeux, poissaient leurs aisselles et leur nuque, et ils souffraient dans la pente malgré leur jeune âge et toutes les semaines de plein air aux Chantiers de Jeunesse.

Ils en avaient fait, des marches, à l’école du soldat sans armes ! Faute de tir ils marchaient, ils portaient des cailloux et apprenaient à ramper, ils apprenaient à se couler dans les trous, à se cacher derrière les buissons, et surtout ils apprenaient l’attente. Ils apprenaient l’attente car l’art de la guerre est surtout d’attendre sans bouger.

Salagnon excellait en ces jeux, il les pratiquait sans rechigner, mais il espérait la suite ; une suite où le sang plutôt que de tourner en rond dans des corps trop étroits pourrait enfin se répandre.

« La sueur épargne le sang », répétait-on. La devise des Chantiers de Jeunesse on l’avait peinte sur une banderole à l’entrée du camp de la forêt. Salagnon comprenait la beauté raisonnable d’un tel mot d’ordre, mais il exécrait davantage la sueur que le sang. Le sang il l’avait toujours gardé, il battait inépuisable dans ses veines et le répandre n’était qu’une image ; tandis que la sueur il en connaissait la colle, l’horrible glu qui poissait les caleçons, la chemise, les draps dès que l’été venait, et cette colle il ne pouvait pas s’en défaire, elle le poursuivait, elle l’étouffait en le dégoûtant comme la bave d’un baiser non souhaité. Il ne pouvait rien faire qu’attendre que le temps refroidisse, que le temps passe, sans rien faire, et cela l’exaspérait. Cela l’étouffait encore davantage. La devise ne convenait pas, ni l’uniforme d’une armée vaincue, ni l’absence d’armes, ni l’esprit de duplicité qui dirigeait les actions, les paroles, et même les silences.

Quand il arriva au Chantier avec une fausse feuille de route on s’étonna de son retard, mais il présentait des excuses écrites et tamponnées. On ne les lut pas ; on passa juste de l’en-tête imprimée aux signatures illisibles recouvertes de tampons ; car peu importent les raisons — tout le monde a les siennes et elles sont excellentes —, l’important est de savoir si on les appuie. On classa sa feuille et on lui attribua un lit de camp dans une grande tente bleue. Cette première nuit il eut du mal à dormir. Les autres, épuisés de plein air, dormaient mais en bougeant. Il guettait les frôlements d’insectes sur la toile. L’obscurité refroidissait, l’odeur de terre humide et d’herbe devenait de plus en plus forte jusqu’à lui serrer le cœur, et surtout cette première aventure le mettait mal à l’aise. Ce n’était pas la peur d’être confondu qui le gênait, mais que l’on accepte ses faux papiers sans plus lui poser de questions. Bien sûr, dans l’ensemble c’était une réussite ; mais c’était faux. Le plan fonctionnait, mais il n’y avait pas de quoi être fier ; or il avait besoin d’être fier. Son esprit s’irritait à ces détails, se perdait en absurdités, revenait sur ses pas, cherchait d’autres issues, n’en trouvait pas, et il s’endormit.

Le lendemain il fut employé au forestage. Les jeunes garçons travaillaient sous les arbres avec des haches ; torse nu ils frappaient de grands hêtres qui résistaient. À chaque coup ils poussaient un cri sourd, en écho au choc de la hache dont le manche vibrait dans leurs mains, et à chaque coup sautaient de gros copeaux d’un bois clair, très propre, frais comme l’intérieur d’un cahier neuf. De l’humidité jaillissait des entailles et les éclaboussait ; ils pouvaient croire abattre un être rempli de sang. L’arbre basculait enfin et tombait dans un craquement de poutre, accompagné du froissement de toutes les brindilles et des feuilles qui tombaient avec.

Ils s’essuyaient le front appuyés au manche de la hache, et regardaient en l’air le trou dans le feuillage. Ils voyaient le ciel tout bleu et les oiseaux recommençaient de chanter. Avec de grands passe-partout, souples et dangereux comme des serpents, ils tronçonnaient les arbres à deux, coordonnant leurs gestes par des chants de scieurs de long qu’ils avaient appris d’un homme de vingt-cinq ans qu’ils appelaient chef, et qui leur semblait posséder toute l’expérience d’un sage ; mais un sage selon les temps modernes, c’est-à-dire souriant, en short et sans mots inutiles.

Du bois coupé ils faisaient des stères, qu’ils alignaient le long de la piste carrossable. Des camions viendraient les prendre plus tard. On fournit à Salagnon un bâton bien droit, gradué, qui lui servirait de règle pour la découpe. Avant qu’il ne commence le chef lui effleura l’épaule : « Viens voir. » Il l’entraîna vers les stères. « Tu vois ? — Quoi ? » Il prit l’un des rondins, le tira, et ce qui vint fut un tronçon de quinze centimètres, laissant un trou rond dans le cube de bois rangé. « Mets la main. » Dedans était vide. Le chef remplaça le faux rondin comme on remet un bouchon.

« Tu comprends, le travail est mesuré en volume, pas au poids. Alors ici on dépasse les exigences, et on se fatigue moins. Tu vas découper judicieusement pour faire des stères creux. Regarde la règle : les marques sont prévues. »

Salagnon regarda la règle, puis le chef, et les stères.

« Mais quand on viendra les prendre ? On verra bien qu’ils sont creux.

— Ne t’en occupe pas. Nous on travaille au volume, et les normes sont dépassées. Les types des camions, c’est le poids, mais ils chargent à moitié avec des pierres, toujours les mêmes d’ailleurs, leurs normes aussi sont dépassées. Quant aux types des charbonnages, ils savent expliquer que la moitié du poids est partie en fumée. Car tout cela fait du charbon de bois pour les gazogènes, pour faire rouler des voitures. Nous travaillons pour l’effort de guerre ; mais cet effort n’est pas tout à fait le nôtre. » Il termina d’un clin d’œil auquel Salagnon ne répondit pas. « Et surtout, pas un mot. »

Salagnon haussa les épaules et fit comme on le lui disait.

Il alla chercher des bûches. Dans la clairière d’abattage les chefs avaient disparu. Les jeunes gens avaient posé leur scie ; plusieurs, allongés, dormaient. Deux chantaient la chanson des scieurs, assis au pied d’un arbre en tripotant des herbes odorantes. Un autre imitait à la perfection le bruit de la scie en tordant la bouche, couché sur le dos, les mains croisées derrière la nuque. Une bûche dans chaque main Salagnon les regardait sans bien comprendre.

« Les chefs sont partis, dit l’un des allongés, qui semblait dormir. Laisse tomber tes bûches. On freine un peu l’effort de guerre, l’air de rien », dit-il en ouvrant un seul œil, qu’il cligna avant de refermer les deux.

Ils continuèrent d’imiter les bruits du travail. Salagnon, bras ballants, rougissait. Quand tous éclatèrent de rire, il fut surpris ; il comprit ensuite qu’ils riaient du bon tour qu’ils jouaient.

Aux Chantiers de Jeunesse il fit comme on lui disait. Il ne chercha rien de plus ; il n’osa pas demander jusqu’à quel niveau de commandement on savait que les travaux de forestage produisaient des stères creux. Il ne savait pas jusqu’où s’étendait le secret. Il observait les chefs. Certains ne s’intéressaient qu’au bon cirage des croquenots, ils traquaient l’empoussiérage et le punissaient sévèrement. De ceux-là on se méfiait, car les maniaques du détail sont dangereux, ils se moquent bien du côté où ils sont, ils veulent de l’ordre. D’autres chefs organisaient avec soin les activités physiques : marches, portages, séries de pompes. Ceux-là inspiraient confiance car ils semblaient préparer à autre chose, dont ils ne pouvaient parler ; mais on ne les interrogeait pas car ce pouvait être le maquis comme le front de l’Est. De ceux qui ne s’intéressaient qu’aux formes militaires, perfection du salut, correction du langage, on ne pensait rien ; ils appliquaient le règlement juste pour passer le temps.