Les jeunes gens des Chantiers se désignaient par « on », le pronom indéfini qui prenait une valeur de « nous », figure vague du groupe qui ne précisait rien de lui-même, ni son nombre, ni son avis. On attendait, on passait inaperçu, et en attendant on penchait pour la France ; une France jeune et belle, mais toute nue car on ne savait pas comment l’habiller. En attendant on tâchait de ne pas évoquer qu’elle était nue ; on faisait comme si de rien n’était, on n’était pas regardant. On était en avril.
L’oncle vint, avec une nouvelle colonne de jeunes gens. Il ne vint pas saluer son neveu, ils firent mine de ne pas se connaître, mais chacun savait toujours où était l’autre. Sa présence rassurait Salagnon ; les Chantiers n’étaient donc qu’une attente, et les discours sur la Révolution nationale n’étaient donc qu’une imitation ; ou devaient l’être. Comment savoir ? Le drapeau ne disait rien. Le drapeau tricolore montait chaque matin et tous alignés le saluaient, et chacun voyait dans ses plis des visages espérés, tous différents. Dont on n’osait pas parler tant on n’était pas sûr, comme on n’ose pas parler d’une intuition, ou d’une rêverie trop intime, de peur d’être moqué. Mais là, c’était de peur d’être tué.
Ils mangeaient assez mal. Ils raclaient de pain les ignobles ratas de légumes et de fayots qui mijotaient trop longtemps sur une cuisinière en fonte. La plonge se faisait dans un abreuvoir de pierre, sous l’eau froide d’une source captée. Un soir selon leur tour Salagnon et Hennequin furent affectés au nettoyage des gamelles. Les pauvres purées qui ne tenaient pas au ventre s’accrochaient férocement au fond d’aluminium. Hennequin, grand type costaud et radical, frottait à la paille de fer. Il rabotait le métal et ôtait toutes les traces, cela formait un jus ignoble vert-de-gris, verdâtre d’épinards, grisâtre d’aluminium, qu’il rinçait d’eau claire.
« C’est la vaisselle au rabot, la seule qui vaille, riait Hennequin. Encore six mois comme ça et je passe à travers le fond. »
Et il se mit à siffloter en rabotant de plus belle, avant-bras rougi par l’eau froide, épaules saillant sous l’effort. Il siffla plusieurs chansonnettes, des connues, des moins connues puis des coquines, et enfin God Save the King, très fort et plusieurs fois. Salagnon qui ne savait guère la musique l’accompagna tout de même, et fit avec de graves petits pom pom une ligne de basse très convenable. Cela encouragea son camarade à siffler plus fort, plus nettement, et même à chantonner, mais juste les notes, pas les paroles, car il ne connaissait pas l’anglais, juste le titre. Ils frottèrent plus fort et en rythme, les taches incrustées disparaissaient à vue d’œil, l’hymne se détachait nettement des frottements de métal, du roucoulement de la fontaine et de ses éclaboussures dans l’abreuvoir. Un chef accourut, un de ces types qui leur paraissaient si attachés aux petits détails de l’ordre, comme les parents ou les instituteurs.
« Ici, on ne chante pas ça ! » Il avait l’air furieux.
« Lully ? Lully est interdit ? Je ne savais pas, chef.
— Quel Lully ? Je te parle de ce que tu chantes.
— Mais c’est de Lully. Il n’est pas subversif, il est mort.
— Tu te fous de moi ?
— Pas du tout, chef. »
Hennequin sifflota à nouveau. Avec des ornements, cela semblait tout à fait Grand Siècle.
« C’est ce que tu chantais ? J’avais cru autre chose.
— Quoi, chef ? »
Le chef grommela et tourna les talons. Quand il fut hors de vue, Hennequin rit sous cape.
« Tu es gonflé, fit Salagnon. C’est vrai, ton histoire ?
— Musicalement exact. J’aurais pu argumenter note par note, et ce maniaque du cirage aurait été incapable de me prouver que je sifflais quelque chose d’interdit.
— Il n’est pas besoin de preuve pour tuer quelqu’un. »
Ils sursautèrent et se retournèrent ensemble, la paille de fer dans une main, une grande gamelle dans l’autre : l’oncle était là comme s’il inspectait les popotes, mains derrière le dos en marchant d’un pas tranquille.
« Dans certaines situations une balle dans la tête suffit très bien comme argument.
— Mais, c’était Lully…
— Ne fais pas l’imbécile avec moi. En d’autres lieux, une simple réticence, un simple début de discussion, un simple mot qui serait autre chose qu’un “Oui monsieur”, ou même un simple geste qui serait autre chose que des yeux baissés, entraînerait un abattage immédiat. Comme on élimine les animaux qui gênent. Face à une petite connerie comme la tienne, celui qui commande ouvre son étui à revolver, prend l’arme sans se presser, et sans même t’entraîner à l’écart il te tue sur place, d’une seule balle, et laisse là ton corps, à charge pour les autres de l’emporter ailleurs, où ils veulent, il s’en moque.
— Mais on ne tue pas les gens comme ça.
— Maintenant, si.
— On ne peut pas tuer tout le monde, ça ferait trop de corps ! Comment se débarrasserait-on des corps ?
— Les corps, ce n’est rien. Ils n’ont l’air solides que lorsqu’ils vivent. Ils occupent du volume parce qu’ils sont gonflés d’air, parce qu’ils brassent du vent. Quand c’est mort, ça se dégonfle et ça se tasse. Si tu savais combien de corps on peut entasser dans un trou quand ils ne respirent plus ! Ça coule, ça s’enfonce ; ça se mélange très bien à la boue ou ça brûle. Il n’en reste rien.
— Pourquoi vous dites ça ? Vous inventez tout. »
L’oncle montra ses poignets. Une cicatrice circulaire les entourait comme si la peau avait été mastiquée par des mâchoires de rats qui auraient voulu lui détacher les mains.
« Je l’ai vu. J’ai été prisonnier. Je me suis évadé. Ce que j’ai vraiment vu, je préfère que vous ne l’imaginiez pas. »
Hennequin rougissant oscillait d’un pied sur l’autre.
« Vous pouvez vous remettre à la vaisselle, dit l’oncle. Il ne faut pas que l’épinard sèche, sinon il colle. Croyez mon expérience de scout. »
Les deux jeunes gens s’y remirent en silence, tête baissée, trop gênés pour se regarder. Quand ils relevèrent la tête, l’oncle avait disparu.
Tout se joua dans le début d’une matinée. Les chefs s’agitèrent, se firent méfiants, rassemblèrent leurs affaires et se tinrent prêts à partir. Certains disparurent. Une colonne de camions arriva au camp pour le vider. On avait démonté les tentes, on chargea le matériel. Il fallait embarquer et descendre jusqu’au train du val de Saône. On les envoyait participer à l’effort de guerre.
Les garçons assistèrent à une étrange dispute entre les chefs. L’objet en était le remplissage des camions et leur place dans la colonne. Cela semblait important pour eux d’être devant ou derrière, et ils en discutaient vivement, et cela menait à de brusques éclats de voix et à des gestes de colère ; mais tous restaient évasifs quant aux raisons de désirer telle place plutôt que telle autre. Ils insistaient, sans donner d’arguments. Les garçons alignés le long du chemin, leur sac plein à leurs pieds, attendaient, et riaient de voir tant de mesquinerie, tant de sens de la préséance appliquée à des camions poussifs garés sur un chemin de terre.