L’oncle, tendu, insistait pour monter dans le dernier camion, avec un groupe qu’il avait désigné et rassemblé à part. Les autres grommelaient, et surtout un officier de même grade avec lequel il ne s’entendait pas. L’autre voulait lui aussi être en dernier, en serre-file, disait-il. Il répéta plusieurs fois le mot avec une certaine emphase, cela lui semblait être un argument suffisant, un mot assez important, assez militaire pour emporter la décision, et il désignait à l’oncle le camion de tête.
Salagnon attendait, l’oncle passa près de lui, tout près, à l’effleurer, et au passage lui parla entre ses dents : « Tu restes auprès de moi et tu ne montes que si je te le dis. »
La négociation se poursuivit et l’autre céda. Furieux, il prit la tête ; il donna le départ avec des gestes trop appuyés. « Gardez le contact visuel ! » hurla-t-il du premier camion, sortant à demi de la portière, droit comme un conducteur de char. Salagnon s’installa, et au dernier moment Hennequin vint le rejoindre. Il se fit de la place à côté de lui et s’assit en riant.
« Ils sont dingues. C’est l’armée du San Theodoros : trois cents généraux et cinq caporaux. Tu leur donnes une barrette d’officier et ils se font des manières avec la bouche en cul de poule ; on dirait des rombières devant une porte qui se font des politesses pour ne pas passer la première. »
Quand l’oncle dans la cabine s’aperçut de la présence de Hennequin, il ébaucha un geste, ouvrit la bouche mais la colonne était partie. Les camions avançaient dans un vacarme de suspensions à ressort et de gros moteurs ; secoués par les cahots ils s’accrochaient tous aux ridelles ; ils traversèrent la forêt pour rejoindre la route de Mâcon.
Sur le chemin creusé d’ornières, envahi de pierres et de branches, les camions n’allaient pas vite. Les écarts se creusaient, les premiers furent bientôt hors de vue et, avant de sortir de la forêt, les trois derniers obliquèrent sur un sentier étroit, qui montait vers les crêtes dont ils auraient dû s’éloigner.
Tous accrochés ils se laissaient conduire. Hennequin s’inquiéta. Ses yeux ronds allèrent de l’un à l’autre et il ne lut sur les visages pas la moindre surprise. Il se leva, tapa à la vitre. Le chauffeur continuait de conduire et l’oncle tourné vers lui le regardait avec indifférence. Hennequin s’affola, voulut sauter, on l’attrapa. On le saisit par les bras, la nuque, les épaules, et on le rassit de force. Salagnon réalisa qu’il n’avait rien compris, mais tout avait l’air si évident qu’il se comporta comme tout le monde. Il contribua à tenir Hennequin qui se débattait et criait. On ne le comprenait pas car il bavait un peu.
L’oncle tapota la vitre et indiqua d’un geste qu’on lui bande les yeux. On acquiesça et on le fit, à l’aide d’un foulard de scout. Hennequin bredouillait de la façon la plus pénible. « Pas les yeux, pas les yeux. Je vous assure que je ne dirai rien. Laissez-moi aller, je me suis juste trompé de camion. Ce n’est pas grave de se tromper de camion. Je ne dirai jamais rien, mais ne me bandez pas les yeux, c’est trop horrible, laissez-moi voir, je ne dirai jamais rien. »
Il transpirait, pleurait, cela puait. Les autres le tenaient à bout de bras pour ne pas l’approcher. Il se débattait de plus en plus mollement, se contentait de gémir. Le camion s’arrêta, l’oncle monta à l’arrière.
« Laissez-moi aller, dit Hennequin tout doucement. Enlevez-moi ce bandeau. C’est trop horrible.
— Tu n’étais pas prévu.
— Je ne dirai rien. Enlevez-moi ce bandeau.
— Savoir te met en danger. La police des Allemands brise les corps comme on brise les noisettes, pour prendre les secrets qui sont dedans. Il faut que tu ne voies rien, pour toi-même. »
Hennequin pissa carrément sous lui, et pire. Cela pua trop, on le laissa sur le bord du chemin, juste assez ligoté pour qu’il mette un peu de temps à se défaire de ses liens. Le camion repartit et on se tint à l’écart de la place humide de celui que l’on avait chassé.
Les camions les laissèrent là où le chemin devient un sentier qui monte entre les arbres. Ils redescendirent à vide, protégés par des astuces administratives trop longues à expliquer mais qui à l’époque suffisaient.
Ils coupèrent à travers bois, ils allèrent tout droit, ils montèrent au maquis. Ils montèrent longtemps et le ciel apparut enfin entre les troncs ; la pente s’atténua, la marche devint moins pénible, ce fut plat. Ils débouchèrent sur un long pré d’altitude bordé de bosquets. Le sol maigre résonnait sous leurs pieds, la roche sous l’herbe affleurait en grosses pierres moussues, des hêtres râblés s’y appuyaient, tordus par toute une vie d’alpage.
Ils s’arrêtèrent en sueur, posèrent leurs gros sacs, se laissèrent tomber dans l’herbe avec des gémissements forcés, des soupirs sonores. Un type les attendait au milieu du pré, svelte et solide, appuyé sur un bâton de marche. Il portait autour du cou un chèche colonial et sur la tête le képi bleu ciel des méharistes repoussé en arrière ; il était armé d’un revolver dans son étui de cuir attaché devant, ce qui ôtait à l’arme son air réglementaire et lui rendait son usage meurtrier. On l’appelait Mon Colonel. Pour la plupart des jeunes gens il fut le premier militaire français qu’ils virent à n’avoir pas l’air d’un garde champêtre, d’un chargé d’intendance ou d’un chef scout ; il pouvait celui-là être comparé à ceux qui gardaient les barrages dans les rues, à ceux impeccables qui gardaient les Kommandanturs, à ceux inquiétants qui sillonnaient les routes en camion à chenilles. Il était comme les Allemands, lui, un guerrier moderne, avec en plus cette touche de panache français qui redonnait du cœur au ventre. Seul, il peuplait l’alpage ; les garçons essoufflés se remplirent d’enthousiasme silencieux, ils sourirent, et un par un se redressèrent quand il s’approcha.
Il vint à eux d’une démarche souple, il salua tous les chefs en les appelant lieutenant, ou capitaine selon leur âge. Il adressa à tous les garçons un regard et un bref signe de tête. Il fit un discours d’accueil dont aucun ne se rappela les détails mais qui disait : « Vous êtes là ; c’est le moment. Vous êtes exactement là où il faut en ce moment. » Il rassurait et laissait place au rêve ; il était à la fois l’institution et l’aventure, on sentait qu’avec lui maintenant ce serait sérieux ; mais on ne s’ennuierait pas.
Ils s’installèrent. Un grangeon servait de quartier général. Une ruine fut remise en état, son toit recouvert de pierres fines réparé avec soin ; des tentes furent dressées avec des bâches de toile verte et des baliveaux coupés dans la forêt. Il faisait beau, frais, tout ceci était sain et amusant. On installa des réserves, une cuisine, des points d’eau, de quoi vivre longtemps loin de tout, entre soi.
Parsemée de grosses pierres et d’arbres vigoureux, l’herbe poussait à vue d’œil ; elle gonflait, lente et acidulée comme des œufs que l’on bat. Une multitude de fleurs jaunes brillait au soleil ; cela formait sous un certain angle une plaque d’or continue qui reflétait le soleil. Le premier soir ils firent des feux, veillèrent tard, rirent beaucoup, et s’endormirent ici et là.
Le lendemain il plut. Le soleil se leva à contrecœur, il resta tellement caché derrière le couvercle de nuages que l’on ne savait pas dans quelle partie du ciel il était. L’enthousiasme juvénile est un carton qui ne résiste pas à l’humidité. Fatigués, transis, mal protégés par leur campement improvisé, ils hésitèrent. Ils regardaient en silence l’eau goutter des tentes. Des brumes rampaient sur l’alpage et peu à peu le noyaient.