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Le colonel fit le tour du camp avec sa canne de buis torsadé, avec ce ressort de bois dur dont il maîtrisait la puissance. La pluie ne le mouillait pas, elle coulait sur lui comme de la lumière. Il brillait davantage. Les traits de son visage suivaient l’os au plus près, les rides traçaient une carte des ruissellements qui laissaient à nu la structure du roc. Il était en tout l’essentiel. Son chèche saharien négligemment noué, le képi bleu ciel penché en arrière, son arme réglementaire accrochée devant, il alla d’abri en abri en balançant sa canne, heurtant des branches, déclenchant derrière lui des averses qui ne l’atteignaient pas. Par temps de pluie sa raideur indifférente était précieuse. Il rassembla les garçons dans la grande ruine dont on avait rafistolé le toit. De la paille sèche recouvrait le sol. Un gros type que l’on appelait cuistot leur distribua une boule de pain à partager en huit, une boîte de sardines à partager à deux (ce fut la première de la série des innombrables boîtes de sardines que Salagnon ouvrit) et pour chacun un quart fumant de vrai café. Ils le burent avec bonheur, et stupeur, car il ne s’agissait ni de lavasse ni de succédané, mais bien d’un café d’Afrique, odorant et chaud. Ce fut par contre la seule fois qu’ils en burent de toute leur présence au maquis — pour fêter leur arrivée, ou bien conjurer les effets de la pluie.

On les forma, dans le but précis de la guerre. Un officier d’infanterie évadé d’Allemagne leur enseignait l’usage des armes. L’uniforme toujours boutonné, rasé de près, les cheveux coupés au millimètre, il ne montrait en rien par sa tenue qu’il vivait depuis deux ans caché dans les bois ; si ce n’est sa façon de poser le pied quand il marchait, sans faire craquer une branche, sans froisser une feuille, sans heurter le sol.

Quand il donnait ses leçons les garçons s’asseyaient dans l’herbe autour de lui, et leurs yeux brillaient. Il apportait des caisses de bois peintes en vert, les posait au centre du cercle, les ouvrait lentement, et en sortait les armes.

La première qu’il leur montra les déçut ; sa forme n’était pas sérieuse. « Le FM 24/29, dit-il. Le fusil mitrailleur ; la mitrailleuse légère de l’armée française. » Un voile passa sur les yeux des garçons. « Fusil » leur déplaisait, « légère » aussi, et « française » éveillait leur méfiance. Cette arme paraissait fragile, avec un chargeur inséré de travers comme par maladresse. Elle était moins sérieuse que les machines allemandes qu’ils voyaient au coin des rues, droites et directes, avec leurs museaux perforés prêts à l’aboiement, leurs bandes de cartouches inépuisables et la crosse ergonomique en métal qui n’avait rien à voir, mais rien, avec ces pièces de bois qui ridiculisent les fusils. Le chargeur, petite boîte, ne devait pas tirer bien longtemps. Et n’est-ce pas le rôle d’une mitrailleuse, tirer tout le temps ?

« Détrompez-vous », sourit l’officier. Rien n’avait été dit mais il savait lire les regards. « Cette arme est celle de la guerre que nous allons mener. On la déplace à pied, on la porte sur l’épaule, on s’en sert à deux. Un qui cherche les cibles et place le chargeur, l’autre qui tire. Vous voyez la petite fourche sous le canon : elle permet de poser l’arme et de viser. On loge très loin, exactement où l’on veut, des séries de balles de gros calibre. Dans le chargeur on trouve vingt-cinq cartouches, que l’on peut lâcher une par une ou en rafales. Vous trouvez le chargeur petit ? On le vide en dix secondes. Mais dix secondes c’est très long quand on tire ; en dix secondes on hache une section, et on file. On ne reste jamais longtemps au même endroit, cela attirerait la riposte, cela permettrait à l’ennemi de reprendre ses esprits. On lui fait perdre une section en dix secondes, et on file. Le FM est l’arme parfaite pour apparaître et disparaître, l’arme parfaite de l’infanterie qui marche avec souplesse, de l’infanterie mordante et manœuvrière. Le costaud du groupe la porte à l’épaule, et les autres se répartissent les chargeurs. Les grosses machines ne sont pas tout, messieurs. Et les machines, ce sont les Allemands qui les ont. Nous n’avons d’autres richesses que d’hommes et nous allons mener une guerre d’infanterie. Ils tiennent le pays ? Nous serons la pluie et les ruisseaux qu’ils ne peuvent tenir. Nous serons le flot qui use, les vagues qui frappent la falaise, et la falaise n’y peut rien car elle est immobile ; ensuite, elle s’effondre. »

Il leva une main ouverte qui attira tous les regards ; il la ferma et il l’ouvrit plusieurs fois.

« Vous serez des groupes unis, légers comme des mains. Chacun sera un doigt, indépendant mais inséparable. Les mains se glissent partout en douceur, et fermées elles sont un poing qui frappe ; et ensuite redeviennent mains légères qui s’échappent et disparaissent. Nous nous battrons avec nos poings. »

Il mimait ses paroles devant les garçons enivrés, ses mains puissantes se fermaient en marteaux puis s’ouvraient en offrandes inoffensives. Il captivait l’attention, il assurait l’instruction sans le ridicule d’une baderne au cantonnement. Deux ans dans les bois l’avaient dégraissé, avaient affiné ses gestes, et quand il parlait c’était par images physiques que l’on voudrait vivre.

Il montra aussi des fusils Garand dont ils avaient reçu plusieurs caisses et beaucoup de munitions. Et les grenades, dangereuses d’emploi, car leurs éclats vont plus loin que la distance à laquelle on les lance si on les lance comme des cailloux ; il faut réapprendre le geste simple que connaissent les petits garçons : il faut apprendre à lancer avec le bras tendu en arrière ; il leur montra le plastic, cette pâte à modeler très douce aux doigts, qui explose si on la contrarie. Ils apprirent à monter et démonter la mitraillette Sten, faite de tubes et de barres, qui tire quoi qu’on lui fasse subir. Ils apprirent à tirer dans un vallon bordé de broussailles qui étouffaient les bruits, sur des cibles en paille déjà tout abîmées.

Salagnon découvrit qu’il tirait bien. Allongé dans les feuilles mortes, l’arme contre sa joue, la cible loin devant dans l’alignement de la mire, il se contentait de penser à une ligne qui atteint la cible pour que celle-ci s’abatte. Cela marchait toujours : une petite contraction du ventre, la pensée d’une ligne droite tracée jusqu’au but, et la cible s’abattait ; tout dans le même instant. Il fut tout content de manier si bien le fusil, il rendit l’arme avec un grand sourire. « C’est bien de tirer juste, dit l’officier instructeur. Mais ce n’est pas ainsi que l’on se bat. » Et il passa le fusil au suivant sans plus lui accorder d’attention. Salagnon mit du temps à comprendre. On n’a pas dans le combat le temps de s’allonger, de viser, de tirer ; et puis la cible aussi se cache, vous vise et tire. On tire comme on peut. Le hasard, la chance et la peur tiennent le plus grand rôle. Cela lui donna envie de dessiner. Chez lui, lorsque son âme était agitée, ses doigts fourmillaient. L’atmosphère du maquis où l’on rêve de guerre au printemps agitait ses doigts sans but. Il tâtonnait autour de lui. Il trouva du papier. On leur avait envoyé des caisses de munitions et d’explosifs, la nuit. Les avions étaient passés au-dessus d’eux et ils avaient allumé une ligne de feux dans l’ombre ; des corolles blanches s’étaient ouvertes dans le ciel noir pendant que le bruit des avions s’éloignait. Il avait fallu retrouver les containers accrochés dans les arbres, démêler et replier les parachutes, ranger les caisses dans la ruine réparée, éteindre les feux, soupirer d’aise et entendre à nouveau les grillons cachés dans l’herbe.

En ouvrant une caisse de munitions Salagnon était tombé en arrêt devant le papier brun. Ses doigts avaient tremblé et sa bouche avait été envahie d’une brève émission de salive. Les balles de fusils étaient rangées dans des boîtes de carton gris, et les boîtes emballées d’un papier fibreux, doux comme une peau retournée. Il défit l’emballage sans rien déchirer. Il déplia chaque feuille, qu’il lissa, il les découpa aux pliures et obtint une petite liasse de la taille de deux mains ouvertes, ce qui est un format agréable. Roseval et Brioude qui effectuaient les mêmes tâches observaient ce soin maniaque. Ils avaient déballé sans ménagement les boîtes de balles, déchirant le papier qu’ils gardaient pour le feu.