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Trêve ! Trêve de tout cela ! Mais je ne peux rien avaler. Ma salive s’évacue au-dehors, se diffuse en bavardage, j’échange ma douleur contre un flot de paroles, et ce flot qui sort de moi me sauve de la noyade en mes propres liquides. Je suis habité du génie français, je trouve des solutions verbales à mes douleurs, et ainsi en parlant je survis à des maladies de froid que j’attrape durant les mois d’été.

J’arrivai enfin à la pharmacie de nuit. Je ferais mieux de me taire. En public, dans la queue, je ravalai ma douleur.

La queue tendue formait un arc dans l’officine bien fermée qui pouvait à peine nous contenir. Nous essayions de ne pas croiser nos regards, et ce que nous pensions nous le gardions pour nous. Il s’agissait de soupçons. Car qui vient à la pharmacie de nuit sinon les épaves qui ne savent plus quand est le jour ? sinon les drogués qui cherchent des molécules qu’ils connaissent bien mieux qu’un étudiant en médecine ? sinon des malades qui ne peuvent attendre le lendemain, donc des malades en état d’urgence, donc de grands corps purulents qui contaminent tout ce qu’ils touchent ? Et cela dure, cela dure toujours trop, car les gens se traînent dans la pharmacie de nuit, les mouvements ralentissent, le mouvement existe à peine, n’existe plus, et l’inquiétude grossit, l’inquiétude occupe le petit espace où nous sommes trop nombreux, où nous faisons la queue, portes closes.

Un préparateur au nom africain assurait le service sans jamais élever la voix ni accélérer son geste. Son visage rond, noir et bien lisse, ne laissait aucune prise aux regards impatients. Nous ne nous regardions pas de peur de nous contaminer, et nous le regardions, lui qui délivrait les médicaments, et il n’allait pas assez vite. Il lisait les ordonnances avec soin, il vérifiait plusieurs fois, il hochait la tête sans rien dire mais avec un air de soupçon, il questionnait dans un soupir, il jaugeait l’allure de son client ; puis il partait dans l’arrière-boutique aux étagères et rapportait ceci de très urgent que le malade attendait en se balançant d’une jambe sur l’autre, muet, bouillonnant d’une colère impossible à dire, malade.

Derrière la porte à vitrage blindé que l’on avait close à 22 h 30, de jeunes garçons athlétiques allaient et venaient en groupe, s’interpellaient, hurlaient au téléphone, s’esclaffaient en se tapant dans les mains. Ils venaient la nuit et jouaient à marcher sur le trottoir, à tenir les murs, à se bousculer avec des rires et regarder les passants de haut ; ils venaient la nuit juste ici, devant la pharmacie de nuit, dans le carré de lumière que découpait sur le trottoir la porte vitrée, épaisse, close et verrouillée dès 22 h 30. Ils venaient comme des papillons de nuit, ils s’agitaient derrière la porte fermée, fermée pour eux car ils étaient sans ordonnance. Ils ne connaissaient pas la fatigue. Ils passaient en jetant chaque fois un regard, ils s’exclamaient, ils se tapaient dans les mains avec des rires. Le flux des victimes les excitait, le flux d’argent les excitait, le flux des médicaments qui sortaient de là les excitait ; ils regardaient les passants de haut, et même sans rien dire tout le monde comprenait. Cela les faisait rire l’inquiétude des malades qui devaient passer entre les chahuteurs, les clients tête baissée et l’ordonnance à la main, qui tâchaient de ne rien voir et devaient traverser leur groupe pour sonner à la porte, et attendre, pour quémander, l’air de ne rien espérer d’autre que l’ouverture de la pharmacie de nuit.

Une dame à l’intérieur, une dame dans la queue, dit : « Je ne sais pas ce qu’ils ont, mais je les trouve bien excités ces jours. » Une ondulation d’acquiescement parcourut la queue. Tout le monde comprenait sans se regarder, sans relever les yeux, sans qu’il soit besoin de préciser. Mais personne ne voulait en parler, car ceci ne se parle pas : ceci s’énonce, et se croit.

La tension montait au début de l’été ; la tension montait dans les brèves nuits tièdes. De jeunes garçons athlétiques allaient dans la rue torse nu. Le préparateur au nom africain vérifiait la validité des ordonnances, demandait des preuves d’identité, des garanties de paiement. Du coin de l’œil il surveillait le carré de lumière projeté sur le trottoir, traversé encore et encore par des jeunes gens hilares qui roulaient les épaules.

Quand un client était servi, il lui ouvrait la porte à l’épreuve des balles avec un gros trousseau de clés. Il entrebâillait, laissait le passage, et refermait derrière avec un bruit de clés qui s’entrechoquent et de joint caoutchouc qui ferme sans même laisser passer l’air. Le client se trouvait enfermé dehors, seul sur le trottoir, serrant contre son ventre un sac de papier blanc marqué d’une croix verte, et cela provoquait une agitation chez les jeunes gens qui allaient et venaient sur le trottoir, une agitation ironique comme celle des moustiques qui s’approchent et repartent, sans se poser, sans être vus, avec un petit vrombissement qui est un rire, et le client tout seul dans la nuit devait traverser le groupe de garçons athlétiques en serrant son petit sac plein de petits cartons, plein de précieux principes actifs qui devaient le guérir, il devait traverser le groupe, éviter leurs trajectoires, échapper à leurs regards, mais il ne se passait jamais rien ; juste l’inquiétude.

Le préparateur ne laissait entrer que ceux dont il jugeait la mine convenable, ceux qui sonnaient et montraient leur ordonnance. Il acceptait d’ouvrir, ou pas. Il ne disait rien de plus. Il lisait les ordonnances, vérifiait l’étiquette des petites boîtes, contrôlait les moyens de paiement. Rien de plus. Il effectuait les gestes du commerce, il n’était pas plus là qu’une machine, il distribuait des boîtes de principes actifs. Dans la pharmacie de nuit pleine de grands malades, qui faisaient la queue en essayant de ne pas se voir, la tension montait. Son visage rond et noir, les yeux baissés sur l’écran de sa caisse, ne laissait aucune prise.

Une petite femme maigre s’avança croyant son tour arrivé. Un bel homme aux yeux intenses s’interposa, nez conquérant et belle mèche en travers du front. Il fut cassant, profitant de sa taille et de son élégance : « Vous n’avez pas remarqué que j’étais avant vous ? » Elle bredouilla, mais sans rougir — sa peau toute sèche ne le pouvait pas. Elle tremblait. Elle céda le passage avec des excuses inaudibles. Il avait l’air intelligent, prospère, vêtu de lin élégamment froissé, et elle, petite et maigre, montrait de partout son usure, et je ne me souviens pas de ses vêtements. Il fut aussitôt féroce, prêt à la frapper, elle était craintive.

L’immensité liquide tout obscure battait les flancs de la pharmacie de nuit. Le carnaval imprévisible avait lieu autour, des ombres errantes allaient dans les rues, qui ressemblaient à des gens mais c’étaient des ombres ; les ombres errantes venaient se faire voir dans le carré de lumière, un instant devant la porte close, leurs dents brillaient un instant, leurs yeux dans leurs visages sombres, et nous nous serrions à l’intérieur de l’officine close, attendant notre tour, furieux qu’il n’arrive pas ; craintifs qu’il n’arrive pas. On nous distribuait des calmants.

L’homme sûr de lui posa son ordonnance en la frappant sur le comptoir, il la déplia, il maugréait que ce n’était pas possible, vraiment pas possible, mais c’était toujours comme ça. Il montra une ligne en la tapotant de l’index, plusieurs fois.

« Je veux seulement ça.

— Et le reste ? Le médecin vous a prescrit l’ensemble.

— Écoutez, le médecin est un ami. Il sait ce dont j’ai besoin. Il me donne le reste pour m’arranger avec les remboursements. Mais je sais ce que je fais. Je sais ce que je prends. Donnez-moi ce que je demande. »