Il segmentait ses phrases, il martelait la ponctuation, il parlait de l’air entendu de celui qui a décidé, il parlait du ton de celui qui en sait autant que le médecin, et toujours plus qu’un préparateur africain qui assure les permanences de la nuit. Il avait l’air de vouloir en découdre. La petite femme usée avait reculé de plusieurs pas. Elle prenait l’air soumis qui pourrait lui éviter les coups, et l’autre lui jetait des regards furieux qui s’accumulaient sur ses épaules fragiles d’os et de carton. Nous étions tous dans la queue silencieuse de la pharmacie de nuit, nous ne voulions pas nous parler car nous étions peut-être fous ou déviants ou malades, nous ne voulions rien savoir car pour savoir il aurait fallu le contact, et le contact est dangereux, il irrite, il contamine, il blesse. Nous voulions nos médicaments, qui calment nos douleurs.
Elle avança un petit peu, sans y penser, la petite femme usée ; elle avait peur sans doute de perdre encore plus que la place qu’elle avait cédée, alors elle fit un pas sur la zone vide qui entourait cet homme tendu, cet homme hérissé de pointes comme les détonateurs autour des mines qui flottent. Elle effleura son espace, elle aurait pu lire l’ordonnance, alors il posa la main dessus comme une gifle, il la désintégra de son regard, elle battit en retraite.
« Mais ce n’est pas possible ! hurla-t-il. C’est toujours comme ça ! Ils ne restent jamais à leur place ! Toujours à resquiller ! Il faut avoir les yeux dans le dos ! »
Il frappa plusieurs fois l’ordonnance. Il remonta sa mèche d’un beau geste ; ses vêtements de lin fluide suivaient ses mouvements.
« Je veux ceci », dit-il avec toute la menace dont il était capable.
Le préparateur ne laissait rien paraître, ses traits ronds ne bougeaient pas, sa peau noire ne montrait rien, et l’homme en colère balaya encore sa belle mèche. Ses yeux étincelaient, son teint virait au rouge, sa main tremblait sur le comptoir ; il aurait voulu frapper encore, frapper le comptoir, frapper l’ordonnance, frapper encore autre chose pour se faire entendre de cet indifférent.
« Alors tu le donnes, ce médicament ! » hurla-t-il au visage du préparateur, qui ne frémit pas.
Le gros type devant moi, un grand à moustaches dont la bedaine tirait les boutons de sa chemise, se mit à respirer plus fort. Par la vitre épaisse on voyait les jeunes gens oisifs passer et repasser, jeter à chaque passage un regard sur nous enfermés, un regard qui nous provoquait. Cela tournait mal. Mais je ne disais rien, j’avais mal.
Le bel homme arrogant vêtu de lin tremblait de rage d’être assimilé à la tourbe des malades dans une pharmacie de nuit, et la petite femme usée derrière lui, le plus loin possible maintenant, tremblait comme elle avait toujours dû trembler. Peut-être allait-il se retourner et la gifler, comme on gifle une enfant qui agace, juste pour se calmer et montrer qui domine la situation. Et elle, après la gifle, hurlerait d’un ton suraigu et se roulerait par terre en tremblant de tous ses membres ; ou bien elle relèverait pour une fois la tête et se précipiterait sur lui et le martèlerait de ces petits coups de poing que donnent les femmes en pleurant ; elle pourrait aussi ne rien dire : juste supporter la gifle avec un craquement dans son dos, qui la ferait se tenir plus courbée encore, secouée de sanglots silencieux, encore plus repliée, encore plus usée.
Et l’autre type, le grand moustachu à bedaine, qu’aurait-il fait devant une petite femme qui s’effondre, ou devant une petite femme qui se révolte avec des pleurs de fausset, ou devant une petite femme qui s’efface encore un peu plus de la surface de la Terre ? Qu’aurait-il fait ? Il aurait respiré plus fort, son souffle aurait atteint le régime d’un aspirateur à pleine puissance, il aurait pu avancer, mouvoir sa masse et coller une mandale au sale type. L’élégant serait tombé le nez en sang en hurlant des protestations, il aurait entraîné dans sa chute l’étagère aux gélules amaigrissantes et le grand moustachu serait resté là, à se masser le poing et respirer encore plus fort, avec peine, comme une mobylette en côte manque d’étouffer, sa bedaine tremblant entre les boutons de sa chemise dont peut-être un sauterait. L’autre à quatre pattes l’aurait agoni de menaces juridiques mais sans se relever, et le préparateur africain, impassible car il en avait vu d’autres, aurait tenté de calmer le jeu. « Allons. Messieurs. Du calme. » Aurait-il dit. Et la petite femme aurait eu le mouvement de porter secours à l’arrogant sanguinolent à quatre pattes en jetant des regards de lourds reproches à la brute à moustaches qui décidément respirerait de plus en plus mal, très mal, et il risquerait l’engorgement du cœur, l’obstruction des bronches, l’arrêt de tout trafic dans ses étroites artères, bien trop réduites, trop resserrées, de bien trop faible capacité pour la violence dont il était capable.
Le préparateur continuerait de gérer son stock sur sa caisse électronique en tapotant l’écran d’un doigt léger, et il continuerait d’appeler au calme d’une voix mesurée : « Allons, messieurs ! Voyons, madame ! », tout en songeant à la bombe lacrymogène dans le tiroir sous la caisse dont il aurait bien aspergé tout le monde. Mais ensuite il aurait fallu aérer, et la seule porte possible était celle qui donne sur la rue, et celle-là on ne pouvait l’ouvrir, car dans la rue traînaient des gens qu’il fallait garder dehors. Alors il appelait au calme, en rêvant de mitrailler tout le monde, pour que cela s’arrête.
Qu’aurais-je fait dans cette explosion de violence française ? J’avais mal. Le virus dévastait ma gorge, j’avais besoin d’un antalgique, j’avais besoin qu’on transforme ma douleur en une absence feutrée dont je ne saurais plus rien. Alors je ne dis rien ; j’attendis mon tour ; j’attendis que l’on me donne.
Bien sûr il ne se passa rien. Que voulez-vous qu’il se passe dans une pièce fermée, cadenassée avec une porte en verre à l’épreuve des balles ? Quoi, sinon l’étouffement ?
Le commerce continua. Le préparateur en soupirant donna ce que l’autre demandait. Il s’en lavait les mains. Quand l’autre eut obtenu ce qu’il exigeait, il lança un « Tout de même ! » excédé et sortit à grands pas en fusillant la queue d’un regard adressé à tous. Le préparateur lui ouvrit et regagna le comptoir. « C’est à qui ? » La nuit pour lui s’écoulait sans incidents. La file avança. La petite femme donna une ordonnance chiffonnée qui avait beaucoup servi, elle pointa une ligne d’un doigt tremblant, quémanda, et il accepta d’un haussement d’épaules. Il distribuait des psychotropes, il distribuait des somatotropes ; à celui qui connaissait son médecin il donnait ce qu’il voulait, aux autres il donnait ce qui était écrit, à certains il accordait un supplément ; la légalité fluctuait, la violence l’infléchissait, les faveurs distribuées adoucissaient les heurts.
Je sortis enfin avec les médicaments. On m’ouvrit et on referma, je traversai le groupe agité sur le trottoir et il ne se passa rien.
Dans la nuit passaient des ombres ; des gens parlent tout seuls dans la nuit mais on ne sait plus maintenant s’il s’agit de fous ou s’ils portent des téléphones cachés. La chaleur du jour sortait des pierres, une tension lourde vibrait dans l’air, deux voitures de police chargées d’hommes jeunes se croisèrent au ralenti, se firent un discret appel de phares et continuèrent leur glissement sans remous. Ils cherchaient la source de la violence, et lorsqu’ils la trouveraient, ils seraient prêts à bondir.
Oh, comme tout va mal ! Je ne peux rien avaler. Je me demande de quelle maladie je souffre qui m’oblige ainsi à parler pour évaporer cette salive qui sinon me noierait. Quelle maladie ? Un rezzou de virus, venu du grand désert extérieur ? Et suite à cette attaque c’est ma propre défense qui ravage ma propre gorge ; mon système immunitaire épure, il pacifie, il extirpe, il liquide mes propres cellules pour en extraire la subversion. Les virus ne sont qu’une parole, un peu d’information véhiculée par la sueur, la salive ou le sperme, et cette parole s’introduit en mes cellules, se mêle à ma parole propre, et ensuite mon corps parle la langue du virus. Alors le système immunitaire exécute mes propres cellules une par une, pour les nettoyer de la langue de l’autre qui voudrait murmurer tout au cœur de moi.