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On éclaire partout les rues mais elles font toujours peur. On éclaire tant que l’on pourrait lire au pied des lampadaires, mais personne ne lit car personne ne reste. Rester dans la rue ne se fait pas. On éclaire bien, partout, l’air lui-même semble luire, mais cet éclairage est une tromperie : les lampes créent plus d’ombre que de lumière. Voilà le problème des lumières : l’éclairage renforce toutes les ombres qu’il ne dissipe pas aussitôt. Comme sur les plaines désolées de la Lune, le moindre obstacle, la moindre aspérité crée une ombre si profonde qu’on ne peut la distinguer d’un trou. Alors dans la nuit contrastée on évite les ombres au cas où il s’agirait vraiment de trous.

On ne reste pas dehors, on file, et des voitures au ralenti passent le long des trottoirs à l’allure des passants, elles les dévisagent de tous leurs yeux à travers leurs vitres sombres, et vont plus loin, glissent le long des rues, cherchent la source de la violence.

Le corps social est malade. Alité il grelotte. Il ne veut plus rien entendre. Il garde le lit, rideaux tirés. Il ne veut plus rien savoir de sa totalité. Je sais bien qu’une métaphore organique de la société est une métaphore fasciste ; mais les problèmes que nous avons peuvent se décrire d’une manière fasciste. Nous avons des problèmes d’ordre, de sang, de sol, des problèmes de violence, des problèmes de puissance et d’usage de la force. Ces mots-là viennent à l’esprit, quel que soit leur sens.

J’allais dans la nuit comme une ombre folle, un spectre parlant, une logorrhée qui marche. Je parvins enfin chez moi et dans ma rue un groupe de jeunes gens s’agitait sous un lampadaire. Ils tournaient autour du scooter de l’un d’eux garé sur le trottoir, et lui torse nu avait gardé son casque, la bride défaite battant sur ses épaules.

Dans ma rue déserte, fenêtres éteintes, j’entendais de loin leurs éclats de voix sans distinguer leurs mots ; mais leur phrasé précipité me révélait ce que j’avais besoin de savoir : d’où ils venaient. J’apprenais de loin, par le rythme, de laquelle de nos strates sociales héréditaires ils étaient issus. Aucun n’était assis, sauf le casqué, sur la selle de son scooter. Ils s’appuyaient au mur, arpentaient le trottoir, balayaient l’air avec des gestes de basketteurs ; ils exploraient la rue en quête d’une aventure, même infime. Ils faisaient tourner une grande bouteille de soda à laquelle ils buvaient tour à tour avec de longs gestes appuyés, la tête très en arrière.

Je les traversai, ils s’écartèrent. Ils eurent des sourires d’ironie, ils dansèrent autour de moi, mais je passai, je n’avais pas peur, je ne dégageais pas la moindre odeur de peur, j’avais mal, trop occupé à ne pas étouffer. Je les traversai en marmonnant comme je marmonnais depuis le début de la nuit, grommelant pour moi-même ces paroles évaporantes que personne ne pouvait comprendre ; cela les fit rire. « Eh, monsieur, vous allez exploser votre forfait à parler comme ça dans la nuit. »

J’avais mal, je souffrais d’angine nationale, d’une grippe française qui tord la gorge, d’une maladie qui enflamme l’intérieur du cou, qui attaque l’organe précieux des paroles et fait jaillir ce flot de verbe, le verbe qui est le vrai sang de la nation française. La langue est notre sang, elle s’écoulait de moi.

Je dépassai le groupe sans répondre, j’étais trop occupé, et je n’avais pas compris les allusions à l’objet technique. Le rythme de leur langue n’était pas tout à fait le mien. Ils s’agitaient sans bouger, ces garçons, comme des casseroles laissées sur le feu, et leur surface ondulait de bulles venues de l’intérieur. Je les dépassai, allai vers ma porte. Je me foutais de l’extérieur. J’avais juste mal et je serrais dans ma main le petit sachet de médicaments de plus en plus froissé à chacun de mes pas. Dans le papier, dans les petits cartons, était ce qui allait me soigner.

Une voiture sous-marine décorée de bandes bleues et rouges glissa le long de la rue. Elle s’arrêta au niveau du groupe. Quatre jeunes gens en combinaison sortirent ensemble. Ils étirèrent leurs muscles, ils remontèrent d’un même geste leur ceinture cliquetante d’armes. Ils étaient jeunes, forts, quatre, les membres comme des ressorts, et pas un n’était plus vieux que les autres pour les tenir en laisse. Pas un seul n’était plus âgé, plus lent, pas un seul n’était un peu détaché du monde comme le sont ceux qui ont un peu vécu, pas un seul qui puisse ne pas réagir aussitôt, pas un qui puisse retarder la mise en œuvre de cette puissance de feu. Ils étaient quatre de même âge, ces hommes d’armes dont on a aiguisé les mâchoires de fer, très jeunes, et personne n’était là pour leur tenir la bride. Les hommes plus âgés ne veulent plus patrouiller dans les nuits de juin, alors on laisse rouler dans la rue des grenades dégoupillées, on laisse des jeunes gens tendus chercher à tâtons dans la nuit d’autres jeunes gens tendus qui jouent à leur échapper.

Les jeunes gens aux vêtements sobres et bleus s’approchèrent des jeunes gens vêtus de flou multicolore, et même l’un d’eux torse nu. Ils saluèrent d’une ébauche de gestes et demandèrent les papiers de tout le monde et ceux du scooter. Ils détaillèrent les cartons plastifiés, en inspectant l’alentour, les gestes ralentissaient. De l’index sans se baisser ils désignèrent un mégot au sol ; ils le firent ramasser pour examen. Les gestes devinrent encore plus lents, plus précautionneux. Chacun dut vider ses poches et fut palpé par un homme en bleu, pendant qu’un autre guettait les gestes, une main sur sa ceinture d’armes. Cela durait. Ils cherchaient ; et chercher longtemps mène toujours à trouver. Les gestes encore ralentis s’approchaient de l’immobilité. Cela ne pouvait durer. L’immobilité ne peut durer longtemps. Le corps est un ressort et répugne à l’immobilité. Il y eut une secousse, des cris, le scooter tomba. Les jeunes gens s’enfuirent dans l’ombre et il n’en resta qu’un, torse nu, étendu à terre, son casque ayant roulé un peu plus loin, maîtrisé par deux athlètes en bleu. Menotté il fut conduit dans la voiture. Dans le silence de ma rue la nuit j’entendis clairement ce qu’ils disaient dans la radio. Sur les façades de ma rue quelques fenêtres s’allumèrent, des visages apparurent dans l’embrasure des rideaux. J’entendis l’énoncé du motif : « Entrave au contrôle. Résistance à agent. Délit de fuite. » Entendis-je parfaitement. J’étais dans la rue mais on ne me demanda rien. Enfermé dans ma physiologie je ne redoutais rien, enfermé en moi je n’avais rien d’autre à faire que d’effacer ma douleur. Les fenêtres une par une s’éteignirent, la voiture repartit avec un passager de plus, le scooter resta couché sur le trottoir, le casque resta dans le caniveau.

On arrête pour résistance à l’arrestation : le motif est merveilleusement circulaire. D’une logique juridique impeccable, mais circulaire. Le motif est rationnel aussitôt qu’il est apparu ; mais comment apparaît-il ?

Il ne s’était sûrement rien passé ce soir-là dans ma rue. Mais la situation est si tendue qu’un choc infime produit un spasme, une défense brutale de tout le corps social comme lors d’une vraie maladie ; sauf qu’ici il n’est point d’ennemis, sauf une certaine partie de soi.

Le corps social tremble de mauvaise fièvre. Il ne dort pas, le corps social malade : il craint pour sa raison et son intégrité ; la fièvre l’agite ; il ne trouve pas sa place dans son lit trop chaud. Un bruit inattendu compte pour lui comme une agression. Les malades ne supportent pas que l’on parle fort, cela leur fait aussi mal que si on les frappait. Dans la chaleur déréglée de leur chambre les malades confondent l’idée et la chose, la crainte et l’effet, le bruit des mots et les coups. Je fermai derrière moi, je n’allumai pas, la lumière du dehors suffirait bien. J’allai au robinet me verser un verre d’eau, j’avalai les médicaments que l’on m’avait prescrits, et je m’endormis.