L’esprit tient par un fil. L’esprit chargé de ses pensées est un ballon d’hélium tenu par un enfant. L’enfant est heureux de tenir ce ballon, il a peur de le lâcher, il tient fort le fil. Les psychosomatotropes vendus en pharmacie délient de l’inquiétude, les médicaments ouvrent la main. Le ballon s’envole. Les psychosomatotropes achetés en pharmacie favorisent un sommeil détaché du monde physique, où les idées légères apparaissent comme vraies.
Comment arrivent-ils à les reconnaître dans la nuit ?
La grammaire vécue n’est pas la grammaire théorique. Quand j’use d’un pronom, il est une boîte vide, me dit la grammaire que je lis dans les livres ; rien, absolument rien ne me dit de qui il s’agit. Le pronom est une boîte, rien ne dit son contenu, mais le contexte le sait. Tout le monde le sait. Le pronom est une boîte fermée, et tout le monde sans avoir besoin de l’ouvrir sait ce qu’elle contient. On me comprend.
Comment font-ils pour les reconnaître ? La tension aiguise les sens. Et la situation en France est plutôt tendue. Un ticket jeté, et une gare est mise à sac, livrée aux flammes. J’exagère ? Je suis en deçà. Je pourrais aligner de pires horreurs, toutes vraies. La situation en France est tendue. Un ticket de métro jeté sur le sol d’une gare a déclenché une opération militarisée de maintien de l’ordre.
Une étincelle et tout brûle. Si la forêt brûle, c’est qu’elle était sèche, et embroussaillée. On traque l’étincelle ; on veut coxer le contrevenant. On veut l’avoir, celui qui produisit l’étincelle, l’attraper, le nommer, démontrer son ignominie et le pendre. Mais des étincelles il s’en produit sans cesse. La forêt est sèche.
Un contrôleur demanda un jour son ticket à un jeune homme. Celui-ci venait de le jeter. Il proposa de revenir en arrière pour le retrouver. Le contrôleur voulut le tirer à l’écart pour constater le délit. Le jeune homme protesta ; le contrôleur insista brutalement, il n’avait pas à négocier la loi. Il s’ensuivit une confusion que l’ensemble des témoignages ne parvint pas à expliquer. Sur le début des violences les témoignages se contredisent toujours. Les actes apparaissent par sauts quantiques, les événements sont d’une nature nouvelle, dont l’advenue est probabiliste. L’acte aurait pu ne pas avoir lieu, il eut lieu, il fut donc inexplicable. On peut juste le raconter.
Les événements s’enchaînèrent dans une logique d’avalanche : tout tomba car tout était instable, tout était prêt. Le contrôleur essayait de tirer à l’écart le contrevenant ; et celui-ci protestait. Des jeunes gens s’agglutinèrent. La police arriva. Les jeunes gens hurlèrent des insanités. La police militarisée chargea pour dégager la gare. Les jeunes gens coururent et lancèrent de petits objets, puis des gros qu’ils descellèrent à plusieurs. La police se disposa selon les règles. Les hommes en armure se rangèrent en ligne derrière leurs boucliers. Ils lancèrent des grenades, chargèrent, interpellèrent. Les gaz remplirent la gare. Le métro déversait de nouveaux jeunes gens. Il n’était point la peine de leur décrire la situation : ils choisissaient leur camp sans qu’on leur explique. Tout est si instable ; l’affrontement est prêt.
La gare fut jonchée de verre, remplie de gaz, dévastée. Des gens sortirent en pleurs, courbés, se tenant les uns aux autres par les épaules. Des cars bleus aux vitres grillagées stationnaient autour. La circulation fut interrompue, des barrières métalliques furent tirées en travers des rues, les accès furent filtrés par des policiers en tenue, et aussi par des piquets d’hommes athlétiques en civil tenant à la main des radios grésillantes.
Une fumée d’une épaisseur de bitume brisa une fenêtre et monta droit au ciel. La gare flambait. Une colonne de pompiers vint en renfort, escortés d’hommes qui les protégeaient de leurs boucliers. De petits objets grêlaient sur le plastique, sur le bitume autour d’eux ; ils aspergèrent la gare de neige carbonique.
Cela peut passer pour absurde : cela est incommensurable, un ticket et une gare. Mais il ne s’agit pas de désordre : ceux qui s’affrontaient connaissaient leur rôle à l’avance. Rien n’avait été préparé, mais tout était prêt ; si le ticket avait déclenché l’émeute, ce fut comme la clé démarre le camion. Il suffit que le camion soit là et il démarre dès que l’on introduit la clé. Personne ne s’offusque de la disproportion de la clé et du camion, parce que c’est l’organisation propre du camion qui lui permet de démarrer. Pas la clé ; ou si peu.
On imagine, c’est rassurant, qu’une belle gare au cœur des villes signifie l’ordre, et que l’émeute est un désordre ; on se trompe. On ne regarde pas assez les gares, on ne fait qu’y passer. Mais si on prend le temps d’observer, si l’on s’assoit et que l’on reste, soi immobile et les autres agités, alors il apparaît qu’il n’est point de lieu plus confus que le centre multimodal où se croisent trains, métros, bus, taxis, piétons, chacun allant selon une logique qui ne concerne que lui, tâchant de suivre son chemin sans heurter les autres, chacun courant selon une ligne brisée, à la façon des fourmis sur la surface des grandes fourmilières d’aiguilles de pin. Il suffit d’un choc, il suffit du trébuchement sur une aspérité, d’une impureté dans ce milieu fluide, et l’ordre que la paix ne laissait pas voir aussitôt réapparaît. Le flux des gens pressés qui remplit la gare prend en masse, s’organise en lignes, prend forme. Les gens s’apparient, les groupes se forment, les regards qui allaient au hasard ne prennent plus que certaines directions, des espaces vides apparaissent là où tout était plein, des lignes bleues bien droites se construisent là où tout n’était que mollesse multicolore, les objets s’envolent dans des directions privilégiées.
Les forces de l’ordre ne maintiennent pas l’ordre, elles l’établissent ; elles le créent car il n’est rien de plus ordonné que la guerre. Lors du conflit chacun connaît sa place sans qu’il soit besoin d’explication : il suffit d’un principe organisateur. Chacun sait, et fait ; pendant la guerre chacun connaît son rôle, chacun est à sa place. Ceux qui ne savent pas quittent les lieux en pleurant. Ceux qui ne connaissent pas leur place affectent de ne rien comprendre, ils croient le monde insensé et se lamentent, ils regardent derrière eux la gare brûler. Ils ne comprennent pas cette absurdité, ils croient à un effondrement de l’ordre. Ils meurent ou non, au hasard.
Une fois le ticket jeté, la gare flamba. Il y eut des corps affrontés, et des fuyards. Les gens s’organisèrent. Le principe organisateur était la race.
Le jeune homme contrôlé pour son ticket jeté était noir. La gare flamba.
La race n’existe pas. Elle existe suffisamment pour qu’une gare flambe, et que des centaines de personnes qui n’avaient rien en commun s’organisent par couleurs. Noirs, bruns, blancs, bleus. Après le choc qui eut lieu dans la gare les groupes de couleur étaient homogènes.
Après les troubles des policiers passaient dans les voitures des trains terrorisés. Leurs mains posées sur leur ceinture d’armes, ils marchaient lentement dans le couloir central en dévisageant les passagers assis. Ils montraient l’armement des bataillons de choc, ils étaient souples et fermes dans la tenue militarisée. Ils ne portent plus la tenue des anciens pandores, pantalon droit, chaussures basses, pèlerine et képi ; mais un pantalon serré aux chevilles, propre au saut, des chaussures lacées haut, qui permettent la course, des blousons amples et des casquettes bien vissées sur les crânes. À leur ceinture pendent des outils d’impact et de contrôle. On a changé leur tenue. On s’est inspiré de celle des bataillons parachutistes.