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J’ignore tout de leur accouplement. Je ne comprends que ces deux mots, « celte », et « hongroise ». Je ne comprends pas ce qu’il me suggère en me disant à moi comme aux autres les résultats de son test sanguin. Il prononce ces mots dans l’air chaud du salon d’hiver, « celte », « hongroise », et il laisse le silence après les avoir dits. Ils grossissent. Il avait fait lire son sang, et j’ignore ce qu’il voulait savoir, j’ignore pourquoi il nous le racontait, nous tous autour de lui, moi sur un tabouret à ma taille, pendant une journée d’hiver où nous étions tous rassemblés. « Celte, dit-il, et hongroise. » Il lâchait ces deux mots comme on ôte la muselière de deux molosses et il les laissait aller parmi nous. Il nous révélait ce que l’on peut lire dans une goutte de sang. Il nous le disait à nous, rassemblés autour de lui : le sang nous relie. Pourquoi le raconte-t-il, devant moi enfant ? Pourquoi veut-il sans le dire décrire l’accouplement qui fut la source du sang ?

Il suggéra à chacun de faire lire une goutte de son sang pour que nous sachions tous, nous réunis dans ce salon d’hiver, de quel peuple nous descendions. Car chacun d’entre nous devait descendre d’un peuple ancien. Et ainsi nous comprendrions ce que nous étions, et nous expliquerions enfin le mystère des tensions terribles qui nous animaient dès que nous étions ensemble. La table autour de laquelle nous nous réunissions serait alors ce continent glacé parcouru de figures anciennes, chacune munie de ses armes et de son étendard, si étranges aux yeux des autres.

Sa proposition n’eut pas d’écho. Elle me terrifia. J’étais assis plus bas que les autres sur un tabouret à ma taille, et d’en bas je percevais bien leur gêne. Personne ne répondit, ni pour dire oui, ni pour dire non. On le laissait dire ; on le laissait sans écho ; et on laissait aller parmi nous les deux molosses qu’il avait lâchés, « celte », « hongroise », lécher par terre, baver sur nous, menacer de nous mordre.

Pourquoi voulait-il recréer en ce jour d’hiver, parmi nous tous rassemblés, une Europe ancienne de peuples sauvages et de clans ? Nous étions rassemblés autour de lui, une même famille assise autour de lui sur son fauteuil de velours bleu, lui auréolé de clous, sous ce couteau qui pendait au mur et bougeait sans aucun bruit. Il voulait que nous lisions une goutte de notre sang, et que nous lisions en ce sang le récit de figures affrontées, le récit de différences irréductibles figurées par nos corps. Pourquoi voulait-il nous séparer, nous qui étions rassemblés autour de lui ? Pourquoi voulait-il nous voir sans rapport ? Alors que nous étions, le plus que l’on puisse l’être, du même sang.

Je ne veux rien savoir de ce que l’on peut lire dans une goutte de mon sang. De leur sang je suis barbouillé, cela suffit, je n’en veux rien dire de plus. Je ne veux rien savoir du sang qui coule entre nous, je ne veux rien savoir de ce sang qui coule sur nous, mais lui, il continue de parler de la race que l’on peut lire en nous, et qui échappe à la raison.

Il continuait. Il prétendait savoir lire le fleuve qui figure la génération. Il nous invitait à suivre son exemple, à nous enivrer comme lui de cette lecture, à nous baigner ensemble dans le fleuve qui constitue le temps humain. Il nous invitait à nous baigner ensemble, avec lui, dans le fleuve de sang ; et ceci serait notre lien.

Mon grand-père se délectait. Il brodait à mots couverts sur des résultats de laboratoire où rien n’était dit mais où il voyait tout suggéré. Le récit racial n’est jamais loin du délire. Personne n’osait commenter, tous regardaient ailleurs, moi je regardais d’en bas, silencieux comme toujours assis sur un tabouret à ma taille. Dans l’air confit du salon d’hiver il déroulait d’un ton gourmand son théâtre des races, et il nous fixait, tour à tour, voyant à travers nous, entre nous, l’affrontement sans fin de figures anciennes.

Je ne sais pas de quel peuple je descends. Mais peu importe, n’est-ce pas ?

Car il n’est pas de race. N’est-ce pas ?

Elles n’existent pas ces figures qui se battent.

Notre vie est bien plus paisible. N’est-ce pas ?

Nous sommes bien tous les mêmes. N’est-ce pas ?

Ne vivons-nous pas ensemble ?

N’est-ce pas ?

Répondez-moi.

Dans le quartier où je vis la police ne vient pas ; ou rarement ; et quand ils viennent, les policiers, c’est par petits groupes qui bavardent sans hâte, qui marchent mains dans le dos et s’arrêtent devant les vitrines. Ils garent leurs cars bleus au bord du trottoir et attendent bras croisés en regardant passer les jeunes femmes, comme tout le monde. Ils sont athlétiques, armés, mais se comportent comme des gardes champêtres. Je peux croire mon quartier tranquille. La police ne me voit pas ; je la vois à peine. J’assistais quand même à un contrôle d’identité.

J’en parle comme d’un spectacle, mais là où je vis les contrôles sont rares. Nous habitons au centre, nous sommes protégés du contrôle par la distance qui sépare la ville de ses bords. Nous n’allons jamais sur les bords, ou alors en voiture, vers des supermarchés clos, et nous ne descendons pas les vitres, nous fermons bien les portières.

Dans la rue personne ne me demande jamais de justifier de mon identité. Pourquoi me le demanderait-on ? Ne sais-je pas qui je suis ? Si on me demande mon nom, je le dis. Quoi d’autre ? La petite carte où est écrit mon nom, je ne la porte pas sur moi, comme beaucoup des habitants du centre. Je suis tellement sûr de mon nom que je n’ai pas besoin d’un pense-bête qui me le rappellerait. Si on me le demande poliment, je le dis, comme je donnerais un renseignement à qui se serait perdu. Personne ne m’a jamais demandé dans la rue de produire ma carte, la petite carte couleur France où est porté mon nom, mon image, mon adresse et la signature du préfet. À quoi servirait-il que je l’aie ? Je sais tout cela.

Bien sûr le problème est ailleurs ; la carte nationale d’identité n’a pas usage de pense-bête. Cette petite carte pourrait être vide, juste couleur de France, bleue avec la signature illisible du préfet. C’est le geste qui compte. Tous les enfants le savent. Quand des fillettes jouent à la marchande c’est le geste de donner l’argent imaginaire qui fonde le jeu. L’agent qui contrôle l’identité se moque bien du contenu, de déchiffrer l’écriture, de lire les noms ; le contrôle d’identité est un enchaînement de gestes, toujours les mêmes. Cela consiste en une approche directe, un salut éludé, une demande toujours ferme ; la carte est cherchée puis tendue, elle n’est jamais loin dans les poches de ceux qui savent devoir la donner ; la carte est longuement regardée d’un côté puis de l’autre, bien plus longtemps que ne le nécessitent les quelques mots qu’elle porte ; le rendu est réticent, comme à regret, une fouille peut s’ensuivre, le temps s’arrête, cela peut prendre du temps. Le contrôlé se doit d’être patient et silencieux. Chacun connaît son rôle ; seul compte l’enchaînement des gestes. On ne me contrôle jamais, mon visage est évident. Ceux à qui on demande cette carte que je ne porte pas se reconnaissent à quelque chose sur leur visage, que l’on ne peut mesurer mais que l’on sait. Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie. Le contrôle est un geste, une main sur l’épaule, le rappel physique de l’ordre. Tirer sur la laisse rappelle au chien l’existence de son collier. On ne me contrôle jamais, mon visage inspire confiance.

Donc j’assistai de près à un contrôle d’identité, on ne me demanda rien, on ne me contrôla pas. Je connais parfaitement mon nom, je n’ai même pas sur moi cette petite carte bleue de France qui le prouve. J’avais un parapluie. J’assistai à un contrôle d’identité grâce à l’orage. Les gros nuages lâchèrent, et les cascades de l’averse tombèrent toutes ensemble au moment où je franchissais le pont. L’eau de bronze de la Saône fut martelée de gouttes, envahie de milliers de cercles qui s’entremêlaient. Il n’est aucun abri sur un pont, rien jusqu’à l’autre rive, mais j’avais mon parapluie ouvert et je traversais sans hâte. Les gens couraient sous des trombes, ils tiraient leur veste par-dessus leur tête, ou leur sac, ou un journal qui bientôt se liquéfierait, ou même leur main, n’importe quoi qui fasse le signe de se protéger. Ils conjuraient la pluie ; ils couraient tous, tout en montrant qu’ils s’abritaient, et je traversais le pont en savourant le luxe de ne pas courir. Je tenais fermement la toile qui me protégeait des gouttes, elles grêlaient avec un martèlement de tambour et elles s’écrasaient au sol tout autour de moi. Un jeune homme trempé me prit le bras ; hilare il se serra tout contre moi, et nous marchâmes ensemble. « Tu me prêtes ton parapluie jusqu’au bout du pont ? » Rigolard et mouillé il se serrait contre moi ; il était parfaitement sans-gêne et sentait bon ; son culot joyeux prêtait à rire. Nous allâmes bras dessus bras dessous d’un même pas, nous traversâmes le pont jusqu’au bout. Je n’avais gardé de mon parapluie qu’une moitié et je me mouillai tout un côté, et lui invectivait la pluie, me parlait sans cesse. Nous rîmes de ceux qui couraient en faisant au-dessus de leur tête des signes contre la pluie, je souriais de son entrain, son extraordinaire toupet me faisait rire, ce type ne tenait pas en place.