Quand nous eûmes franchi le pont l’orage parvint à son terme. L’essentiel était tombé, et s’écoulait maintenant dans les rues, il ne restait plus qu’un peu de bruine suspendue dans un air lavé. Il me remercia avec cet élan qu’il mettait en toutes choses ; il me laissa une tape sur l’épaule et partit en courant sous les dernières gouttes. Il passa trop vite devant le car bleu qui stationnait au bout du pont. Les beaux athlètes statuaires surveillaient la rue bras croisés sous l’auvent d’un magasin. Il passa trop vite, il les vit, cela infléchit sa course ; l’un d’eux s’avança, fit un salut un peu vif, lui adressa la parole ; il s’embrouilla dans sa course, il allait vite ; il ne comprit pas aussitôt. Ils bondirent tous et coururent après lui. Il ne s’arrêta pas, par réflexe, par loi de conservation du mouvement. Ils l’alpaguèrent.
Je continuai d’avancer du même pas, mon parapluie noir au-dessus de ma tête. Je fus devant eux, accroupis sur le trottoir. Les jeunes gens en combinaison bleue plaquaient au sol le jeune homme avec qui j’avais traversé le pont. J’esquissai le geste de ralentir, même pas de m’arrêter, juste ralentir, et peut-être de dire quelque chose. Je ne savais pas exactement quoi.
« Veuillez circuler, monsieur.
— Ce jeune homme a fait quelque chose ?
— Nous savons ce que nous faisons, monsieur. Circulez, s’il vous plaît. »
À plat ventre il avait un bras dans le dos et la bouche écrasée d’un genou. Ses yeux basculèrent dans leurs orbites, remontèrent jusqu’à moi. Et il eut un regard insondable où je lus la déception. C’est ce que je pensai y lire. Je circulai, ils le relevèrent menotté.
À moi ils n’avaient rien demandé ; à lui, ils avaient demandé d’un geste de présenter une carte qui prouve son identité. Aurais-je dû dire quelque chose ? On hésite à discuter avec les athlètes de l’ordre, ils sont tendus comme des ressorts, et armés. Ils ne discutent jamais. Ils sont dans l’action, le contrôle, la maîtrise. Ils font. Je les entendis derrière moi énoncer à la radio les motifs de l’interpellation. « Refus d’obtempérer. Délit de fuite. Défaut de pièce d’identité. » D’une œillade discrète alors que je m’éloignais je le vis assis dans le car les mains dans le dos. Sans plus rien dire il assistait au déroulement de son sort. Je ne le connaissais pas, ce jeune homme. Son affaire suivait son cours. Nos routes se séparaient. Peut-être savaient-ils ce qu’ils faisaient, les hommes en bleu, les plombiers de l’ordre social, peut-être savaient-ils ce que je ne savais pas. J’eus l’impression d’une affaire entre eux, où je n’avais pas ma place.
C’est cela qui me poursuivit la journée durant. Pas l’injustice, ni ma lâcheté, ni le spectacle de la violence à mes pieds : ce qui me poursuivit jusqu’à provoquer l’écœurement ce furent ces deux mots mis ensemble qui me vinrent spontanément. « Entre eux. » Le plus horrible de cette histoire s’inscrivait dans la matière même de la langue. Ces deux mots m’étaient venus ensemble, et le plus répugnant était leur lien, que j’ignorais porter en moi. « Entre eux. » Comme toujours ; comme avant. Ici, comme là-bas.
Dans le malaise général, dans la tension générale, dans la violence générale, un fantôme vient errer que l’on ne peut définir. Toujours présent, jamais bien loin, il a cette grande utilité de laisser croire que l’on peut tout expliquer. La race en France a un contenu mais pas de définition, on ne sait rien en dire mais cela se voit. Tout le monde le sait. La race est une identité effective qui déclenche des actes réels, mais on ne sait pas quel nom leur donner à ceux dont la présence expliquerait tout. Aucun des noms qu’on leur donne ne convient, et on sait aussitôt pour chacun de ces noms qui les a dits, et ce que veulent ceux qui les leur donnent.
La race n’existe pas, mais elle est une identité effective. Dans la société sans classes, dans la société moléculaire livrée à l’agitation, tous contre tous, la race est l’idée visible qui permet le contrôle. La ressemblance, confondue avec l’identité, permet le maintien de l’ordre. Ici comme là-bas. Là-bas, nous mîmes au point le contrôle parfait. Je peux bien dire « nous », car il s’agit du génie français. Ailleurs, dans le monde en paix, on développait les idées abstraites de M. von Neumann pour construire des machines. La société IBM inventait la pensée effective, par un ensemble de fiches. La société IBM, promise à un immense avenir, produisait des fiches à trous, et simulait des opérations logiques en manipulant ces fiches trouées, à l’aide d’aiguilles, de longues aiguilles métalliques et pointues que l’on appelait pour rire aiguilles à tricoter. Pendant ce temps, dans la ville d’Alger, nous appliquions cette pensée à l’homme.
Il faut rendre ici hommage au génie français. La pensée collective de ce peuple qui est le mien sait tout à la fois élaborer les systèmes les plus abstraits, les plus complets, et les appliquer à l’homme. Le génie français sut prendre le contrôle d’une ville orientale, en appliquant de la manière la plus concrète les principes de la théorie de l’information. Ailleurs, on en fit des machines à calculer ; là-bas on l’appliqua à l’homme.
Sur toutes les maisons de la ville d’Alger on traça un numéro à la peinture. On rédigea une fiche pour chaque homme. On traça sur la ville d’Alger tout entière un réseau de coordonnées. Chaque homme fut une donnée, on procéda à des calculs. Nul ne pouvait faire de gestes sans que bouge la toile. Un trouble par rapport à l’habitude constituait un octet de soupçon. Les tremblements de l’identité remontaient les fils jusqu’aux villas des hauteurs, où on veillait sans jamais dormir. Au signal de méfiance, quatre hommes sautaient dans une Jeep. Ils fonçaient dans les rues en se tenant au plat-bord d’une main, le pistolet-mitrailleur dans l’autre. Ils pilaient au bas de l’immeuble, sautaient en même temps, ils avalaient les marches en courant, ils frémissaient d’énergie électrique. Ils coxaient le suspect dans son lit, ou dans l’escalier, ou dans la rue. Ils l’emportaient en pyjama dans la Jeep, remontaient sur les hauteurs sans jamais ralentir. Ils trouvaient toujours, car chaque homme était une fiche, chaque maison était marquée. Ce fut le triomphe militaire de la fiche. Ils ramenaient toujours quelqu’un, les quatre athlètes armés qui filaient en Jeep sans jamais ralentir.