Les aiguilles à tricoter que l’on utilisait par ailleurs pour pêcher les fiches, on les utilisa dans la ville d’Alger pour pêcher les hommes. Grâce à un trou dans un homme, avec la longue aiguille on pêchait un autre homme. On appliqua l’aiguille à tricoter à l’homme, alors que la société IBM ne l’appliquait qu’au carton. On plantait des aiguilles dans les hommes, on les perçait de trous, on fouillait dans ces trous, et à travers un homme on pêchait d’autres hommes. À partir des trous percés dans une fiche, à l’aide de longues aiguilles on attrapait d’autres fiches. Ce fut un beau succès. Tout ce qui bougeait fut arrêté. Tout arrêta de bouger. Les fiches une fois utilisées ne pouvaient resservir. Des fiches en cet état ne pouvaient plus être utilisées, on les jetait. Dans la mer, dans une fosse que l’on recouvrait, pour un bon nombre on ne sait pas. Les gens disparurent comme dans une corbeille à papier.
L’ennemi est comme un poisson dans l’eau ? Eh bien que l’on vide l’eau ! Et pour faire bonne mesure, hérissons le sol de pointes, que l’on électrifiera. Les poissons périrent, la bataille fut gagnée, le champ de ruines nous resta acquis. Nous avions gagné par une exploitation méthodique de la théorie de l’information ; et tout le reste fut perdu. Nous restâmes les maîtres d’une ville dévastée, vidée d’hommes à qui parler, hantée de fantômes électrocutés, une ville où ne restaient plus que la haine, la douleur atroce, et la peur générale. La solution que nous avions trouvée montrait cet aspect très reconnaissable du génie français. Les généraux Salan et Massu appliquèrent à la lettre les principes de géniale bêtise de Bouvard et Pécuchet : dresser des listes, appliquer la raison en tout, provoquer des désastres.
Nous allions avoir du mal à vivre encore ensemble.
Oh, ça recommence !
Ça recommence ! Il l’a dit, je le lui ai entendu dire ; il l’a dit par les mêmes mots, dans les mêmes termes, sur le même ton. Oh ! ça recommence ! La pourriture coloniale nous infecte, elle nous ronge, elle revient à la surface. Depuis toujours elle nous suit par en dessous, elle circule sans qu’on la voie comme les égouts suivent le tracé des rues, toujours cachés et toujours présents, et lors des grandes chaleurs on se demande bien d’où vient cette puanteur.
Il l’a dit, je le lui ai entendu dire, dans les mêmes termes.
J’achetais le journal. Celui à qui je l’achetais était un sale type. Je ne le démontre pas mais je le sais, par impression immédiate de tous les sens. Il sentait le bon cigare mêlé d’effluves d’après-rasage. J’aurais préféré qu’il soit avachi, dégarni, cigarillo qui pend, derrière un comptoir où se cache le nerf de bœuf. Mais ce buraliste-là soignait sa calvitie par une coupe rase, il fumait un cigare rectiligne qui devait être de qualité. Il annonçait posséder une cave à hygrométrie réglée, il devait en être amateur, il devait s’y connaître et savoir apprécier. Je pouvais lui envier sa chemise, il la portait bien. Il avait aux environs de mon âge, pas empâté, juste lesté de quoi bien tenir au sol. Il montrait une belle rondeur, une belle peau, une tranquille assurance. Sa femme qui tenait la seconde caisse brillait d’un érotisme commercial mais charmant. Il pérorait, le cigare planté droit entre ses dents.
« Ils me font rire. »
Le journal ouvert devant lui, il commentait l’actualité ; il lisait un quotidien de référence, pas une feuille populiste. On ne peut plus compter sur les caricatures pour se protéger des gens. Trente ans de com appliquée au quotidien font que tout un chacun présente au mieux, on ne trahit plus si facilement ce que l’on pense. Il faut chercher de petits signes pour savoir à qui l’on a affaire ; ou alors écouter. Tout se communique par la musique, tout se dit dans la structure de la langue.
« Ils me font rire, là, avec leurs CV anonymes. »
Car récemment on eut l’idée de ne plus donner son nom quand les demandes d’embauche se faisaient par écrit. On proposa d’interdire la mention du nom sur les CV. On suggéra de discuter à l’aveugle, sans jamais prononcer le nom. Le but était de rationaliser l’accès à l’emploi, car la couleur sonore des noms pouvait troubler l’esprit. Et l’esprit troublé prend alors des décisions que la raison ne justifierait pas. Les éléments de la langue qui transportent trop de sens, on veut les taire. On voudrait, par évaporation, que la violence ne soit plus dite. On voudrait, progressivement, ne plus parler. Ou avec des mots qui seraient des chiffres ; ou parler anglais, une langue qui ne nous dit rien d’important.
« Des CV anonymes ! Ils me font rire ! Encore de la poudre aux yeux ! Comme si le problème était là. »
J’allais acquiescer, car on acquiesce toujours vaguement à un buraliste qui tient un nerf de bœuf sous son comptoir. On ne le reverra jamais, on ne reviendra plus, cela n’engage à rien. J’allais acquiescer, et je trouvais aussi que le problème n’était pas là.
« C’est avant qu’il aurait fallu agir. »
Je restai vague. Je ramassai ma monnaie, mon journal, je flairais l’embûche. Car un sourire qui s’arrondit autour d’un cigare planté trop droit ne recèle-t-il pas une embûche ? Son regard amusé me scrutait ; il me reconnaissait.
« S’il y a dix ans, quand il était encore temps, on avait frappé fort sur ceux qui bougeaient, on aurait la paix maintenant. »
Je m’y repris à plusieurs fois pour ramasser ma monnaie, les pièces m’échappaient. Les objets résistent toujours quand on veut s’en débarrasser au plus vite. Il me retenait. Il savait faire.
« Il y a dix ans ils se tenaient encore tranquilles. Quelques-uns s’agitaient : c’est là qu’il aurait fallu être ferme. Très ferme. Frapper fort sur les têtes qui dépassent. »
J’essayai de partir, je m’éloignai à reculons, mais il savait y faire. Il me parlait sans me quitter des yeux, il me parlait à moi directement et s’amusait d’attendre mon approbation. Il me reconnaissait.
« Avec toutes leurs conneries, voilà le résultat. Voilà où on en est. Ils règnent, ils ne craignent plus personne, ils se croient chez eux. On ne contrôle plus rien, sauf dans l’entreprise. Les CV anonymes, c’est une manière de les faire rentrer sans peine là où on les contrôlait encore un peu. Alors tu parles, ils rigolent : on leur ouvre les portes. Ni vus ni connus ils entrent dans les derniers lieux préservés. »
J’essayais de partir. Je tenais la porte entrouverte d’une main, mon journal de l’autre, mais il ne me lâchait pas. Il savait y faire. Regard fixé sur le mien, sans cesser de parler, cigare planté avec satisfaction, il usait de l’hypnose du rapport humain. Il aurait fallu couper court et sortir. Et pour cela il aurait fallu qu’au cours de l’une de ses phrases je me détourne, mais ceci constituait un affront que je voulais éviter. Nous écoutons toujours ceux qui nous parlent en nous regardant ; c’est un réflexe anthropologique. Je ne voulais pas me lancer dans un débat sordide. J’aurais voulu que cela prenne fin sans horreur. Et lui riait, il m’avait reconnu.
Il n’affirmait rien de précis, je comprenais ce qu’il disait, et cette compréhension seule valait déjà approbation. Il le savait. Nous sommes unis par la langue, et lui jouait des pronoms sans jamais rien préciser. Il savait que je ne dirais rien, à moins d’entrer en conflit avec lui, et il m’attendait de pied ferme. Si j’entrais en conflit avec lui, je lui montrais avoir compris, et j’avouais ainsi posséder en moi le même langage que lui : nous pensions en les mêmes termes. Il affirmait, je feignais de ne pas voir : celui qui accepte ce qui est prétend à un meilleur accord avec la réalité, il prend déjà l’avantage.
Je restais à la porte, n’osant m’arracher et sortir. Il me maintenait bouche ouverte, il me gavait comme une oie blanche jusqu’à l’éclatement de mon foie. Sa femme à l’apogée de son âge brillait de sa blondeur parfaite. Elle rangeait avec indifférence les revues en belles piles, dans des gestes gracieux d’ongles rouges et des tintements de bijoux. Il m’avait reconnu, il en profitait. Il avait reconnu en moi l’enfant de la Ire République de Gauche, qui se refuse de dire et se refuse à voir. Il avait reconnu en moi celui qui se félicite de l’anonymat, celui qui n’emploie plus certains mots de peur de la violence, qui ne parle plus de peur de se salir, et qui du coup reste sans défense. Je ne pouvais le contredire, à moins d’avouer comprendre ce qu’il avait dit. Et ainsi montrer dès mon premier mot que je pensais comme lui. Il riait de son piège en fumant avec grâce son gros cigare rectiligne. Il me laissait venir.