« On s’y serait pris à temps, on ne verrait pas ce qu’on voit. Si on avait tapé le poing sur la table au moment où ils n’étaient que quelques-uns à s’agiter, si on avait frappé très fort, mais vraiment très fort, sur ceux qui redressaient la tête, eh bien on aurait la paix maintenant. On aurait eu la paix pour dix ans. »
Oh, ça recommence ! La pourriture coloniale revient dans les mêmes mots. « La paix pour dix ans », il l’a dit devant moi. Ici, comme là-bas. Et ce « ils » ! Tous les Français l’emploient de connivence. Une complicité discrète unit les Français qui comprennent sans qu’on le précise ce que ce « ils » désigne. On ne le précise pas. Le comprendre fait entrer dans le groupe de ceux qui le comprennent. Comprendre « ils » fait être complice. Certains affectent de ne pas le prononcer, et même de ne pas le comprendre. Mais en vain ; on ne peut s’empêcher de comprendre ce que dit la langue. La langue nous entoure et nous la comprenons tous. La langue nous comprend ; et c’est elle qui dit ce que nous sommes.
D’où tient-on qu’être ferme calme ? D’où tient-on qu’une bonne paire de gifles nous donne la paix ? D’où la tient-on cette idée simple, si simple qu’elle en semble spontanée, si ce n’est de là-bas ? Et « là-bas », point besoin n’est de le préciser : chaque Français sait bien où cela se trouve.
Les gifles rétablissent la paix ; cette idée est si simple qu’elle est en usage dans les familles. On torgnole les enfants pour qu’ils se calment, on élève la voix, on roule de gros yeux, et cela semble avoir un peu d’effet. On continue. Dans le monde clos des familles cela ne prête guère à conséquence, car il s’agit le plus souvent d’un théâtre de masques, avec cris, menaces jamais tenues et agitation des bras, mais cela devient toujours, transposé au monde libre des adultes, d’une violence atroce. D’où vient-elle, cette idée que les gifles rétablissent la paix telle qu’on la souhaite ? si ce n’est de là-bas, de l’illégalisme colonial, de l’infantilisme colonial ?
D’où vient-elle cette croyance en la vertu de la gifle ? D’où vient-elle donc cette idée qu’« ils s’agitent » ? Et qu’« il faut leur montrer » ; pour qu’ils se calment. D’où, si ce n’est de « là-bas » ? Du sentiment d’assiègement qui hantait les nuits des pieds-noirs. De leurs rêves américains de défricheurs de terres vierges parcourues de sauvages. Ils rêvaient d’avoir la force. La force leur semblait la solution la plus simple, la force semble toujours la solution la plus simple. Tout le monde peut l’imaginer puisque tout le monde a été enfant. Les adultes géants nous tenaient en respect avec leur force inimaginable. Ils levaient la main et nous les craignions. Nous courbions la tête en croyant que l’ordre tenait à la force. Ce monde englouti subsiste encore, des formes flottantes errent dans la structure de la langue, il nous vient à l’esprit sans qu’on le leur demande certaines associations de mots que l’on ignorait connaître.
J’arrivai enfin à me détourner. Je franchis la porte et filai. J’échappai au sale type qui sentait le cigare, j’échappai au sourire moqueur, cigare planté droit, de celui prêt à tout pour que chacun reste à sa place. Je filai sans rien répondre, il ne m’avait posé aucune question. Je ne vois pas de quoi j’aurais pu discuter. En France nous ne discutons pas. Nous affirmons notre identité de groupe avec toute la force que nécessite notre insécurité. La France se désagrège, les morceaux s’éloignent les uns des autres, les groupes si divers ne veulent plus vivre ensemble.
Je filai dans la rue, j’avais les yeux flous pour ne regarder personne, les épaules courbées pour mieux pénétrer l’air, et le pas rapide pour éviter les rencontres. Je m’enfuis loin de ce sale type qui m’avait fait gober des horreurs, sans rien dire de précis et sans que je ne proteste. Je filai dans la rue, emportant avec moi une bouffée de puanteur, celle des égouts de la langue un instant entrouverts.
Je me souviens très bien de l’origine de cette phrase, je me souviens de quand elle fut prononcée, et par qui. « Je vous donne la paix pour dix ans », dit le général Duval en 1945. Les villages de la côte kabyle furent bombardés par la marine, ceux de l’intérieur le furent par l’aviation. Pendant les émeutes cent deux Européens, nombre exact, furent étripés à Sétif. Étripés au sens propre, sans métaphore : leur abdomen ouvert à l’aide d’outils plus ou moins tranchants et leurs viscères sortis à l’air et répandus au sol encore palpitants, eux hurlant toujours. On donna des armes à qui en voulait. Des policiers, des soldats, et des milices armées — c’est-à-dire n’importe qui — se répandirent dans les campagnes. On massacra qui on trouvait, au hasard. Des milliers de musulmans furent tués par le mauvais sort d’une rencontre. Il fallait leur montrer la force. Les rues, les villages, les steppes d’Algérie furent trempés de sang. Les gens rencontrés furent tués s’ils avaient la tête à l’être. « Nous avons la paix pour dix ans. »
Ce fut un beau massacre que celui que nous perpétrâmes en mai 1945. Les mains barbouillées de sang nous pûmes rejoindre le camp des vainqueurs. Nous en avions la force. Nous contribuâmes in extremis au massacre général, selon les modalités du génie français. Notre participation fut enthousiaste, débridée, un peu débraillée, et surtout ouverte à tous. Le massacre fut brouillon, alcoolisé sûrement, tout empreint de furia francese. Au moment de faire les comptes de la grande guerre mondiale, nous participâmes au massacre général qui donna aux nations une place dans l’Histoire. Nous le fîmes avec le génie français et cela n’eut rien à voir avec ce que firent les Allemands, qui savaient programmer les meurtres et comptabiliser les corps, entiers ou par morceaux. Non plus avec ce que firent les Anglo-Saxons, désincarnés par la technique, qui confiaient à de grosses bombes lâchées d’en haut, la nuit, toute la tâche de la mort, et ils ne voyaient aucun des corps tués, vaporisés dans des éclairs de phosphore. Cela n’eut rien à voir avec ce que faisaient les Russes, qui comptaient sur le froid tragique de leur grande nature pour assurer l’élimination de masse ; ni avec ce que firent les Serbes, animé d’une robuste santé villageoise, qui égorgeaient leurs voisins au couteau comme ils le faisaient du cochon que l’on connaît pour l’avoir nourri ; ni même avec ce que firent les Japonais, embrochant à la baïonnette d’un geste d’escrime, en poussant des hurlements de théâtre. Ce massacre fut le nôtre et nous rejoignîmes in extremis le camp des vainqueurs en nous enduisant les mains de sang. Nous avions la force. « La paix pour dix ans », annonça le général Duval. Il n’avait pas tort, le général. À six mois près nous eûmes dix ans de paix. Ensuite, tout fut perdu. Tout. Eux et nous. Là-bas. Et ici.
Je parle encore de la France en marchant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n’était justement une façon de parler. La France est l’usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l’on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu’un a chié dedans. Nous n’osons plus ouvrir la bouche de peur d’avaler un de ces étrons de verbe. Nous nous taisons. Nous ne vivons plus. La langue est pur mouvement, comme le sang. Quand la langue s’immobilise, comme le sang, elle coagule. Elle devient petits caillots noirs qui se coincent dans la gorge. Étouffent. On se tait, on ne vit plus. On rêve d’utiliser l’anglais, qui ne nous concerne pas.