On meurt d’engorgement, on meurt d’obstruction, on meurt d’un silence vacarmineux tout habité de gargouillements et de fureurs rentrées. Ce sang trop épais ne bouge plus. La France est précisément cette façon de mourir.
ROMAN III
L’arrivée juste à temps du convoi de zouaves portés
Les zouaves portés arrivèrent à temps. Il n’aurait pas fallu que cela se prolonge. Les fusils-mitrailleurs avaient connu leur limite : les balles envoyées par l’arme française rebondissaient comme des noisettes sur le blindage des chars Tigre. Les onze centimètres d’acier étaient impénétrables à ce que tirait la main d’un homme seul. Il aurait fallu ruser : creuser des fosses à éléphant en travers des routes et en garnir le fond de pieux de fer ; ou brûler pendant des jours les convois qui leur apportaient de l’essence, et attendre que leur moteur sèche dans un dernier hoquet.
Couché sur les tomettes d’une cuisine encombrée de gravats, au bord du trou dans le mur qui donnait sur les prés, Victorien Salagnon rêvait à des plans incohérents. Les tourelles carrées des chars Tigre glissaient entre les haies, les franchissaient sans effort en les écrasant. Le long canon terminé d’un bulbe — il ne savait pas à quoi cela servait — tournait comme le museau d’un chien qui cherche, et tirait. L’impact faisait baisser la tête et il entendait l’effondrement d’un mur et d’un toit, le déchirement de boiseries d’une maison qui s’effondre, et il ne savait pas si l’un des jeunes gens qu’il connaissait y avait trouvé refuge.
Il était temps que cela s’arrête. Les zouaves portés arrivèrent à point.
Les maisons en s’effondrant font une poussière épaisse qui met du temps à retomber, les chars avançaient en laissant traîner les grosses fumées noires de leur moteur à fioul. Salagnon se rencoignit encore davantage derrière le gros montant de la porte, le morceau de pierre le plus fiable du mur éventré, dont les petits morceaux cassés jonchaient le sol ou branlaient, près de se détacher. Machinalement il dégageait un peu de sol autour de lui. Il dégageait les tomettes. Il rassemblait les éclats d’assiettes tombées du bahut. Le décor de fleurs bleues lui aurait permis de les recoller. Le coup au but avait dévasté la cuisine. Il cherchait du regard les morceaux qui s’emboîteraient. Il s’occupait, pour ne pas tourner les yeux vers les silhouettes derrière lui recouvertes de gravats blancs. Les corps étaient allongés n’importe comment, parmi les débris de la table et les chaises renversées. Un vieux monsieur avait perdu sa casquette, une femme disparaissait à moitié sous la nappe déchirée et brûlée, deux filles gisaient côte à côte, de même taille, deux petites filles dont il n’osait évaluer l’âge. Combien cela dure un coup au but ? Un éclair pour arriver, un instant pour que tout s’effondre, et encore cela paraît se dérouler au ralenti ; pas plus.
Il serrait très fort sa mitraillette Sten dont il avait plusieurs fois recompté les balles. Il surveillait dans les prés les tourelles des chars Tigre qui approchaient du village. Il n’aurait vraiment pas fallu que cela se prolonge.
Au milieu des débris Roseval blessé au ventre respirait mal. Chaque passage du souffle, dans un sens puis dans l’autre, provoquait un gargouillis, comme une boîte qui se vide. Salagnon le regardait le moins possible, au bruit il le savait encore vivant ; il tripotait autour de lui des débris d’assiettes, il serrait le manche métallique de son arme qui lentement devenait chaud. Il surveillait l’avancée des chars gris comme si une attention sans faille pouvait le protéger.
Et cela eut lieu comme il le souhaitait si fort. Les chars repartirent. Alors qu’il ne les quittait pas des yeux, il vit les chars tourner et disparaître derrière les prés quadrillés de haies. Il n’osait y croire. Puis il vit apparaître les chars des zouaves portés, de petits chars verts, globuleux, munis d’un canon court, et nombreux ; des Sherman, apprit-il plus tard, et ce premier jour où il les vit ce fut avec un soulagement immense. Il ferma enfin les yeux et respira enfin à fond, sans plus de crainte d’être vu et détruit. Roseval couché pas très loin de lui ne s’apercevait de rien. Il n’était plus conscient de rien sinon de sa douleur, il geignait à petits coups précipités et n’en finissait pas de mourir.
Cela avait pourtant bien commencé ; mais les zouaves portés arrivèrent juste à temps. Quand leurs chars s’arrêtèrent sous les arbres, entre les haies, entre les maisons à demi détruites du village, ils purent lire sur leur coque verte des mots en français. Ils étaient arrivés à temps.
Cela avait bien commencé pourtant. Le mois de juin leur avait redonné vie. Ils vécurent quelques semaines de liberté armée qui les consolèrent de longs hivers de grisaille. Le Maréchal lui-même leur avait donné ce courage à base de narquoiserie dont ils usèrent sans précaution. Le 7 juin il fit un discours qui fut distribué et placardé dans toute la France. Le colonel leur en fit la lecture, devant eux alignés, les maquisards armés en culottes de scouts. Ils avaient ciré leurs chaussures usées, bien remonté leurs chaussettes, et incliné crânement sur l’oreille le béret pour faire preuve de génie français.
Français, n’aggravez pas nos malheurs par des actes qui risqueraient d’appeler sur vous de tragiques représailles. Ce serait d’innocentes populations françaises qui en subiraient les conséquences. La France ne se sauvera qu’en observant la discipline la plus rigoureuse. Obéissez donc aux ordres du gouvernement. Que chacun reste face à son devoir. Les circonstances de la bataille peuvent conduire l’armée allemande à prendre des dispositions spéciales dans les zones de combat. Acceptez cette nécessité.
Un cri de joie insolente accueillit la fin du discours. D’une main ils retenaient leur mitraillette à leur côté, de l’autre ils jetèrent leur béret en l’air. « Hourra ! hurlèrent-ils, on y va ! » Et la lecture du discours se conclut par un joyeux désordre, chacun cherchant, ramassant et remettant son béret de travers, sans lâcher l’arme contre son flanc qui s’entrechoquait avec celle des autres. « Vous entendez ce qu’il dit, l’enformolé ? Il nous fait des signes de derrière sa vitre, des signes de poisson dans son bocal ! Mais on n’entend rien ! C’est qu’il a du formol plein la bouche, l’épave ! »
Le soleil de juin faisait briller l’herbe, une brise agitait le nouveau feuillage des hêtres, ils riaient en faisant assaut de rodomontades. « Que nous dit-il ? De faire les morts ? Sans l’être ? Sommes-nous morts ? Que dit-il, le figé dans le bocal ? De faire comme si de rien n’était ? De laisser les étrangers se battre entre eux, chez nous, de baisser la tête pour éviter les balles, et dire “Oui monsieur” à l’Allemand ? Il nous demande de faire les Suisses, chez nous, alors qu’on se bat dans notre jardin ! Allons ! Nous aurons bien le temps de faire les morts plus tard. Quand nous le serons tous. »
Cela fit du bien.
Ils descendirent en colonne pédestre par les sentiers de la forêt, adultes pondus du jour, vierges de violence militaire mais gorgés de cette volonté d’en découdre qui agit sur les membres comme une vapeur sous pression. Il plut dans l’après-midi, d’une belle pluie d’été aux larges gouttes. Elle les rafraîchit sans les mouiller et fut aussitôt absorbée par les arbres, les fougères, l’herbe. Cette gentille pluie les entoura de parfums de terre musquée, de résine et de bois chauffé, comme un nimbe sensible, comme si on les encensait, comme si on les poussait à la guerre.