Salagnon portait le FM en travers de ses épaules, et Roseval derrière lui des chargeurs dans une musette. Brioude ouvrait la marche et derrière lui ses vingt hommes respiraient à fond. Quand ils débouchèrent du bois, les nuages s’ouvrirent et laissèrent voir le fond bleu du monde. Ils s’alignèrent dans les buissons de fougères au-dessus d’une route. Des gouttes bien formées perlaient aux frondes, tombaient dans leur cou et roulaient dans leur dos, mais sous leur ventre la litière sèche leur tenait chaud.
Quand la Kübelwagen grise apparut au virage, précédant deux camions, ils ouvrirent le feu sans attendre. D’un appui continu de l’index Salagnon vida le magasin de l’arme, puis en changea, cela dura quelques secondes, et il continua de tirer en changeant à peine l’axe de tir. L’approvisionneur allongé à côté de lui gardait une main posée sur son épaule et de l’autre lui tendait déjà un chargeur plein. Salagnon tirait, cela faisait un grand vacarme, ceci serré contre lui chauffait et tressautait, et quelque chose au loin situé dans l’axe bien droit du regard se délitait en copeaux, se repliait sous l’effet de coups invisibles, s’effondrait comme aspiré de l’intérieur. Salagnon éprouvait un grand bonheur à tirer, sa volonté sortait de lui par son regard et, sans contact, cela découpait la voiture et les camions comme une bûche à coups de hachette. Les véhicules se repliaient sur eux-mêmes, les tôles se gondolaient, les vitres s’effondraient en nuages d’éclat, des flammes commençaient d’apparaître ; une simple intention du ventre, dirigée par le regard, accomplissait tout cela.
Après le halte-au-feu, il n’y eut plus aucun bruit. La voiture dévastée penchait sur le bas-côté, un camion gisait sur la route avec ses roues brisées, et l’autre brûlait écrasé contre un arbre. Les maquisards se glissèrent de buisson en buisson puis vinrent sur la route. Plus rien ne bougeait sauf les flammes, et une colonne de fumée très lente. Les chauffeurs hachés de balles étaient morts, ils s’accrochaient à leur volant dans des positions inconfortables, et l’un d’eux brûlait en dégageant une horrible odeur. Sous leur bâche les camions transportaient des sacs de courrier, des caisses de rations, et d’énormes ballots de papier hygiénique gris. Ils laissèrent tout. La voiture avait été conduite par deux hommes en uniforme, l’un de cinquante ans et l’autre de vingt, maintenant renversés en arrière, la nuque sur le siège, bouche ouverte et les yeux clos. Ils auraient pu être le père et le fils pendant la sieste, dans une voiture garée au bord du chemin. « Ce ne sont pas leurs meilleures troupes qui sont ici, marmonna Brioude penché sur eux. Ce sont les vieux, ou les très jeunes. » Salagnon marmonna un acquiescement, il se donnait une contenance en examinant les morts, faisant mine de chercher sous leurs pieds il ne savait quoi mais qui aurait de l’importance. Le jeune homme n’avait été atteint que d’une balle au flanc, qui ne laissait qu’un petit trou rouge, et semblait dormir. C’était étonnant car l’homme mûr au volant avait la poitrine hachée ; sa vareuse semblait arrachée à coups de dents et laissait voir une chair rougeâtre violemment mastiquée, d’où dépassaient des os blanc rangés de travers. Salagnon essaya de se souvenir s’il s’était acharné sur le côté gauche de l’automobile. Il ne savait plus, et cela n’avait pas d’importance. Ils remontèrent sans joie dans la forêt.
On leur largua des armes la nuit ; le son d’avions invisibles passa au-dessus d’eux, ils allumèrent des feux d’essence sur le grand pré, et du ciel noir s’ouvrirent d’un coup une série de corolles blanches. Les feux furent éteints, le bruit des avions s’évapora et ils coururent récupérer les tubes de métal tombés dans l’herbe. La rosée mouillait la soie des parachutes, qu’ils plièrent avec soin. À l’intérieur des containers ils trouvèrent des caisses de matériel et de munitions, des mitraillettes et des chargeurs, une mitrailleuse anglaise, des grenades et une radio portable.
Et au milieu des corolles de soie dégonflées ils virent apparaître des hommes debout, qui se décrochaient de leur harnais avec des gestes tranquilles. Quand ils s’approchèrent pour les mieux voir, ils furent salués dans un français approximatif. Ils les conduisirent au grangeon qui servait de PC. Dans la lueur tremblante de la lampe à pétrole, ils paraissaient très jeunes, blonds et roux, les six commandos anglais qu’on leur avait envoyés. Les jeunes Français se pressaient autour d’eux l’œil brillant, le rire facile, s’apostrophant avec bruit, guettant l’effet que pourraient produire leur allant et leurs cris sonores. Indifférents, les jeunes Anglais expliquaient au colonel le but de leur mission. Leurs uniformes décolorés leur allaient parfaitement, la toile usée suivait tous leurs gestes, ils vivaient avec depuis si longtemps, c’était leur peau. Leurs yeux dans leur visage très jeune bougeaient à peine, gardaient un éclat fixe très étrange. Ils avaient survécu à déjà autre chose, ils venaient former les Français à des techniques de meurtre très nouvelles, que l’on avait élaborées en dehors de la France, ces derniers mois, pendant qu’ils étaient cachés dans les bois, pendant qu’ailleurs on se battait. Ils surent très bien leur expliquer tout ceci. Leur français sommaire hésitait sur les mots mais s’écoulait assez lentement pour qu’ils puissent comprendre, et même imaginer au fur et à mesure de quoi il s’agissait vraiment.
Assis en rond, ils écoutèrent la leçon de l’Anglais. Le jeune homme aux mèches follettes qui flottaient à la moindre brise leur présenta le couteau à énuquer dont ils avaient reçu toute une caisse. On aurait dit un couteau de poche à plusieurs lames. On pouvait l’utiliser pour pique-niquer, déplier la lame, l’ouvre-boîte, la lime, la petite scie, des outils bien utiles pour une vie dans les bois. Mais aussi on pouvait sortir du manche un poinçon très solide long comme le doigt. Le poinçon servait à énuquer, c’est-à-dire, comme le montra le jeune homme blond en mots très lents, s’approcher de l’homme que l’on veut tuer, plaquer la main sur sa bouche pour éviter les cris, puis de la main droite, qui tient solidement le couteau à énuquer, plonger avec décision l’outil dans le trou à la base du crâne, juste entre les colonnes de muscles qui le soutiennent ; ce trou, que l’on peut trouver à l’arrière de son crâne en le cherchant du doigt, semble fait exprès pour qu’on le perfore, comme un opercule que l’on aurait placé là. La mort est immédiate, les souffles s’échappent par la porte des vents, l’homme tombe en silence, tout ramolli.
Salagnon fut troublé par cet objet si simple. Il tenait dans la main comme un couteau pliant, et sa forme parfaite montrait le sens pratique dont pouvait faire preuve l’industrie. Un ingénieur en avait tracé le profil, déterminé sa longueur exacte en fonction de l’usage, et peut-être travaillait-il avec un crâne sur sa table à dessin pour tester les mesures. Il devait les reporter à l’aide d’un pied à coulisse bien entretenu qu’il ne laissait manipuler par personne d’autre que lui. Quand ses crayons étaient émoussés par le dessin, il les taillait avec soin. On avait ensuite réglé les machines-outils d’une usine du Yorkshire ou de Pennsylvanie selon les cotes portées sur le plan, et le couteau à énuquer avait été produit en masse, de la même façon qu’un gobelet en aluminium. Avec cet objet dans sa poche, Salagnon vit tous les gens qui l’entouraient d’une façon différente : une petite porte à l’arrière de leur crâne, fermée mais qui pouvait s’ouvrir, laissait sortir le souffle et entrer les vents. Tous pouvaient mourir, à l’instant, de sa main.
Un autre commando, roux et rose comme une caricature d’Anglais, leur expliqua le poignard de commando. L’objet pouvait se lancer et tombait toujours du côté de la pointe. Acéré, il se plantait profond ; il tranchait aussi. Et si on l’utilisait sans le lâcher, on ne devait pas le tenir comme le tient Tarzan quand il affronte les crocodiles, mais la lame dans la direction du pouce, pas très différemment d’un couteau à viande. La fonction n’est-elle pas la même, trancher ? Alors les gestes se ressemblent.