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La lenteur des explications, leur français hésitant, leur volonté d’être bien compris, laissait tout loisir de se représenter ce dont on parlait vraiment : un malaise diffus imprégnait l’atmosphère. Plus aucun des jeunes gens ne crânait ni ne tentait de boutade : ils manipulaient ces objets simples avec un peu de gêne. Ils faisaient attention de ne pas toucher les lames. Ils accueillirent avec soulagement l’étude des explosifs. Le plastic, douce pâte à modeler, avait un contact onctueux sans rapport avec son usage. Et on le déclenchait avec une abstraction de fils. Ils se concentrèrent sur les connexions et ce fut bien rassurant. Heureusement que l’on ne pense pas à tout, tout le temps. Les détails techniques sont les bienvenus pour occuper l’attention.

Quand ils attaquèrent la colonne de camions qui remontaient le val de Saône, ce fut plus sérieux. Cela ressembla davantage à une bataille. Les trente camions chargés de fantassins furent pris sous le feu des fusils-mitrailleurs embusqués sur la pente au-dessus d’eux, derrière des haies et des souches. Sautant des camions, plongeant dans les fossés, les soldats aguerris ripostèrent, tentèrent une contre-attaque, qui fut repoussée. Des corps jonchaient l’herbe et le bitume entre les carcasses qui brûlaient. Quand les chargeurs furent vides, l’attaque cessa. La colonne fit marche arrière dans un certain désordre. Les maquisards laissèrent faire, comptèrent les dégâts à la jumelle, et se retirèrent. Quelques minutes après deux avions volant très bas vinrent mitrailler la pente. Leurs grosses balles hachèrent les buissons, retournèrent le sol, des troncs larges comme le bras furent déchiquetés et tombèrent. La cuisse de Courtillot fut traversée d’une grosse écharde humide de sève, longue comme le bras, pointue comme une lame. Les avions revinrent plusieurs fois au-dessus de la route fumante puis repartirent. Les maquisards remontaient dans les bois en portant leur premier blessé.

Sencey fut pris. Ce fut facile. Il suffisait d’avancer et de baisser la tête pour éviter les balles. Les balles de mitrailleuses suivaient l’axe de la grand-rue. Elles passaient haut, un faux plat les gênait, on distinguait dans la lumière éblouissante l’abri de sacs de sable, le museau perforé de la mitrailleuse allemande et les casques ronds qui dépassaient, hors d’atteinte. Les balles se précipitaient dans l’air chaud avec une vibration suraiguë, une longue déchirure qui se terminait par un claquement sec contre la pierre. Ils baissaient la tête, les pierres blanches au-dessus d’eux éclataient avec de petits nuages de poussière crayeuse et une odeur de calcaire cassé à la pioche en plein soleil.

Sencey fut pris, car il fallait qu’il fût pris. Le colonel insista pour marquer une progression sur la carte. Prendre ville est le principal acte militaire, même s’il s’agit d’une bourgade mâconnaise assoupie à l’heure de la sieste. Ils avançaient en baissant la tête, évitant les balles que la mitrailleuse tirait trop haut. Ils se cachaient en ligne dans l’encoignure des portes. Ils rampaient à la base des murs, se réduisaient derrière une borne au point de n’en plus dépasser, mais devant la grand-rue ils ne pouvaient aller plus loin.

Brioude avançait par petits sauts, les jambes pliées et le dos horizontal, les doigts de sa main gauche appuyés au sol ; sa main droite serrait sa mitraillette Sten, et ses doigts blanchissaient aux jointures tant il la serrait, cette arme qui avait encore si peu servi. Roseval derrière marchait aussi bas, et Salagnon ensuite, et les autres, en file, s’égrenant le long des façades derrière les obstacles, derrière les coins de mur, derrière les bancs de pierre, les encoignures de porte. Les rues de Sencey étaient de cailloux, les murs de pierre claire, tout reflétait la lumière blanche. On voyait la chaleur comme une ondulation de l’air, et ils avançaient en plissant les yeux, suant du dos, suant du front, suant des bras, suant des mains aussi mais ils les essuyaient sur leur short pour qu’elles ne glissent pas sur la poignée de leur arme.

Portes et volets du village étaient clos, ils ne virent personne, ils se débrouillèrent avec les Allemands sans qu’aucun habitant ne s’en mêle. Mais parfois quand ils passaient devant une porte, colonne d’hommes en chemise blanche avançant par petits bonds, cette porte s’ouvrait et une main — ils ne virent jamais que la main — posait sur le seuil une bouteille pleine, et ensuite la porte se refermait avec un bruit ridicule, un petit claquement de serrure au milieu du crépitement des balles. Ils buvaient, passaient au suivant, c’était du vin frais ou de l’eau, et le dernier posait avec soin la bouteille vide sur une fenêtre. Ils continuaient d’avancer le long de la rue principale. Il aurait fallu la franchir. Les pierres rayonnaient de chaleur blanche qui leur brûlait les mains et les yeux. La mitrailleuse des Allemands postée au bout tirait au hasard, au moindre mouvement. De l’autre côté s’ouvraient des ruelles ombreuses qui auraient permis de s’en approcher à l’abri. Deux bonds suffisaient.

Brioude par gestes indiqua la rue. Il fit deux rotations de poignet figurant les deux bonds et pointa la ruelle de l’autre bord. Les autres acquiescèrent, accroupis, en silence. Brioude bondit, plongea, et roula à l’abri. Les balles suivirent, mais trop tard et trop haut. Il était de l’autre côté de la rue, il leur fit signe. Roseval et Salagnon partirent ensemble, coururent brusquement, et Salagnon crut sentir le vent des balles derrière lui. Il n’était pas sûr que des balles fassent du vent, ce n’était peut-être que leur bruit, ou bien le vent de sa propre course ; il tomba assis contre le mur à l’ombre, la poitrine prête à éclater, mis hors d’haleine par deux bonds. Le soleil écrasait les pierres, la rue était difficile à regarder, de l’autre côté les hommes accroupis hésitaient. Dans ce silence surchauffé où tout devenait plus épais et plus lent, Brioude fit des gestes insistants sans aucun bruit, qui paraissaient ralentis comme au fond d’une piscine. Mercier et Bourdet se lancèrent et la rafale prit Mercier au vol, le frappa en l’air comme la raquette frappe une balle, et il tomba à plat ventre. Une tache de sang se déploya sous lui. Bourdet ne pouvait s’arrêter de trembler. Brioude fit un geste d’arrêt, les autres en face restèrent accroupis au soleil, ceux qui étaient passés s’enfoncèrent dans la ruelle à sa suite.

Le corps de Mercier resta allongé. La mitrailleuse tira à nouveau, plus bas, et les cailloux sautèrent autour de lui, plusieurs balles le frappèrent avec un bruit de marteau sur de la chair, le corps bougeait avec de petits jets de sang et de tissu déchiré.

Dans les ruelles entre les maisons de pierre, dans l’ombre et le silence, sans plus de précautions ils coururent. Ils tombèrent sur deux Allemands couchés derrière un puits, leur fusil pointé sur la grand-rue. Ils interdisaient le passage dans le mauvais sens. Ils furent alertés par les pas précipités derrière eux mais trop tard, ils se retournèrent, Brioude qui courait tira par réflexe, sa mitraillette Sten tenue devant lui à bout de bras comme s’il se protégeait de quelque chose, comme s’il avançait dans le noir en craignant de se cogner, les lèvres pincées, les yeux réduits à des fentes. Les deux Allemands s’affaissèrent en se vidant de leur sang, le casque de travers, et ils ne ralentirent pas, ils sautèrent par-dessus les corps, ils s’approchaient de la mitrailleuse cachée.

Ils parvinrent tout près, ils virent les casques par-dessus les sacs de sable et le canon perforé qui oscillait. Roseval lança très vite une grenade et se jeta à terre ; il avait lancé trop court, l’objet roula devant les sacs et explosa, des débris de terre et de cailloux volèrent par-dessus les têtes, des débris métalliques retombèrent avec des tintements. Quand la poussière se fut dissipée, les quatre hommes regardèrent à nouveau. Les casques et l’arme avaient disparu. Ils vérifièrent, avancèrent lentement, contournèrent, jusqu’à s’assurer que la place était vide. Alors ils se redressèrent, Sencey était pris.