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Du porche de l’église ils virent en contrebas la campagne quadrillée de haies. Les prés descendaient en pente douce jusqu’à Porquigny dont on apercevait la gare, et au-delà la Saône bordée d’arbres, et la plaine délavée de lumière, presque dissoute dans l’air éblouissant. Sur la route de Porquigny trois camions s’éloignaient en cahotant. Au hasard des virages et des bosses ils envoyaient des éclairs brefs quand le soleil se reflétait sur leurs vitres. Deux fumées verticales montaient au-dessus des voies, là où devaient être des trains.

Devant le porche de l’église, tout au bout du village d’où l’on voyait la campagne alentour, Salagnon dut s’asseoir ; ses muscles tremblaient, ses membres ne le portaient plus, il transpirait. L’eau coulait hors de lui comme si sa peau n’était qu’une gaze de coton, il ruisselait, et cela puait, il collait. Assis, les mains serrées sur son arme pour qu’elle au moins ne tremble pas, il pensa à Mercier laissé dans la rue, tué au vol, par malchance. Mais il fallait bien que quelqu’un d’entre eux meure, c’était la règle immémoriale, et il ressentit l’immense joie, l’immense absurdité d’être resté vivant.

Prendre Porquigny était facile. Il suffisait de descendre par les chemins, de se cacher entre les haies. À Porquigny ils atteindraient la voie ferrée, la grande route, la Saône ; et alors viendrait la nouvelle armée française, et les Américains qui remontaient vers le nord aussi vite que le leur permettaient leurs gros paquetages.

Ils se glissèrent dans les prés, atteignirent les premières maisons. Abrités aux angles des murs ils écoutaient. De grosses mouches lentes venaient les agacer, ils les chassaient de petits gestes. Ils n’entendaient rien à part le vol des mouches. L’air vrombissait autour d’eux ; mais l’air vibrant de chaleur ne fait pas de bruit : cela se voit juste, cela déforme les lignes et l’on voit mal, on papillote des cils pour les décoller, alors on s’essuie les yeux d’une main mouillée de sueur. L’air chaud ne fait aucun bruit, ce sont les mouches. Dans le bourg de Porquigny les mouches formaient des essaims paresseux, qui vrombissaient continûment. Il fallait les chasser de grands gestes, mais elles ne réagissaient pas, à peine, elles s’envolaient pour se reposer au même endroit. Elles ne craignaient pas les menaces, rien ne pouvait les écarter, elles collaient au visage, aux bras, aux mains, partout où coulait un peu de sueur. Dans le bourg, l’air vibrait d’une chaleur désagréable, et de mouches.

Le premier corps qu’ils virent fut celui d’une femme couchée sur le dos ; sa jolie robe s’étalait autour d’elle comme si elle l’avait déployée avant de s’étendre. Elle avait trente ans et l’air d’une citadine. Elle aurait pu être ici en vacances ou l’institutrice du village. Morte elle avait les yeux ouverts, et elle gardait un air de tranquille indépendance, d’assurance et d’instruction. La blessure à son ventre ne saignait plus mais l’encroûtement rouge qui déchirait sa robe frémissait d’un gros velours de mouches.

Ils trouvèrent les autres sur la place de l’église, disposés en ligne contre les murs, certains effondrés en travers de portes entrouvertes, plusieurs entassés sur une charrette légère, attelée d’un cheval qui restait là sans bouger, clignant juste des yeux et agitant les oreilles. Les mouches allaient d’un corps à l’autre, elles formaient des tourbillons au hasard, leur bourdonnement emplissait tout.

Les maquisards avançaient à pas précautionneux, ils restaient en colonne parfaite, respectant les distances comme jamais ils ne l’avaient fait. L’air vibrant ne laissait place à aucun autre son, ils en oubliaient être dotés de parole. Ils se couvraient machinalement la bouche et le nez, pour se protéger de l’odeur et de l’entrée des mouches ; et pour se montrer, comme à leurs camarades autour, qu’ils avaient le souffle coupé et qu’ils ne pouvaient rien dire. Ils comptèrent et trouvèrent vingt-huit cadavres dans les rues de Porquigny. Le seul homme jeune était un garçon de seize ans en chemise blanche ouverte, une mèche blonde lui barrant le front, les mains dans le dos attachées d’une corde. Sa nuque avait explosé d’une balle tirée de près, qui avait épargné son visage. Les mouches ne rampaient qu’à l’arrière de sa tête.

Ils sortirent de Porquigny en direction de la gare construite en contrebas, au-delà de prés parsemés de bosquets, derrière un alignement de peupliers. Il y eut un sifflement dans le ciel et une série d’explosions bien en ligne souleva le sol devant eux. Le sol trembla et les fit trébucher. Ils entendirent ensuite le choc sourd des coups de départ. Une seconde salve partit et les explosions les entourèrent, les couvrant de terre et d’échardes humides. Ils s’égaillèrent derrière les arbres, remontèrent en courant dans le village, certains restant couchés à terre. « Le train blindé », dit Brioude, mais personne ne l’entendit, dans le tonnerre du bombardement sa voix ne portait pas, et ce fut une fuite. Le sol tremblait, la fumée mêlée de terre n’en finissait pas de retomber, une pluie de petits débris grêlait autour d’eux, sur eux, tous étaient sourds, aveugles, affolés, et ils coururent vers le village au plus vite sans s’occuper de rien d’autre que de fuir.

Quand ils furent entre les maisons, certains manquaient. Les salves s’interrompirent. Ils distinguèrent des grondements de moteur. Traversant le rideau de peupliers trois chars Tigre remontaient la pente vers Porquigny. Ils laissaient derrière eux des ornières de terre retournée, et des hommes en gris les suivaient, abrités par les gros blocs de métal dont ils entendaient le grincement continu.

Le premier tir perça une fenêtre et explosa dans une maison dont le toit s’effondra. Les poutres craquèrent, les tuiles dégringolèrent avec des tintements de terre cuite et une colonne de poussière rougeâtre s’éleva au-dessus de la ruine, se répandit dans les rues.

Les maquisards cherchaient l’abri des maisons. Derrière les chars, les soldats en gris avançaient courbés pour ne pas faire cible. Ils avançaient ensemble, ne tiraient pas, ne se découvraient pas, les machines leur ouvraient le chemin. Les jeunes Français en chemise blanche qui voulaient en découdre allaient être écrasés comme des coquilles par les mâchoires de fer d’un casse-noix. Non pas tant par les machines que par l’organisation.

Quand ils furent à portée, les balles de fusils-mitrailleurs rebondirent sur le gros blindage sans même l’entamer. Les chars Tigre avançaient en écrasant l’herbe. Quand eux tiraient, leur masse se soulevait d’un gros soupir, et en face un mur s’effondrait.

Roseval et Salagnon s’étaient réfugiés dans une maison dont ils avaient ouvert la porte à coups de pied. Une famille sans mari ni garçon était tapie au fond de la cuisine. Roseval alla les rassurer pendant que Salagnon par la porte surveillait la tourelle carrée aux belles lignes qui lentement avançait, qui lentement tournait, pointant partout son œil noir. Le coup au but détruisit la cuisine. Salagnon fut couvert de poussière ; ne restaient intacts que les montants de la porte arrachée de ses gonds. Salagnon protégé des grosses pierres ne fut pas touché. Il ne regarda pas derrière lui le fond de la pièce. Il surveillait le char qui avançait suivi de soldats aguerris dont il pouvait distinguer l’équipement ; pas encore le visage ; mais ils avançaient vers lui. Couvert de poussière, derrière des pierres branlantes, il les surveillait avec attention comme si l’attention pouvait le sauver.