Les trois avions vinrent du sud, le corps peint d’une étoile blanche. Ils ne volaient pas très haut et firent en passant le bruit d’un ciel qui se déchire. Ils firent le bruit auquel on s’attend si le ciel se déchire ; car il n’y a que la déchirure du ciel dans toutes ses épaisseurs qui puisse produire ce bruit-là, qui fasse rentrer la tête dans les épaules en pensant qu’il n’existe rien de plus fort ; mais si. Ils passèrent une deuxième fois et tirèrent de grosses balles sur les chars Tigre, des balles explosives qui soulevaient la terre et les cailloux autour d’eux, rebondissaient à grand bruit sur leur blindage. Ils virèrent sur l’aile avec des vrombissements d’énormes scies circulaires et filèrent vers le sud. Les chars firent demi-tour, les soldats aguerris toujours abrités derrière eux. Les maquisards restèrent dans leurs abris miraculeux qui avaient tenu jusque-là, l’oreille aux aguets, guettant l’évanouissement du bruit des moteurs. Revint alors le bourdon continu des mouches qu’ils avaient oubliées.
Quand les premiers zouaves portés arrivèrent au village, les maquisards sortirent en clignant des yeux ; ils serraient leurs armes tièdes et gluantes de sueur, titubaient comme après un gros effort, une grosse fatigue, une nuit passée à boire et maintenant c’était le jour. Ils firent de grands gestes aux soldats verts qui avançaient entre des chars Sherman, engoncés dans leur paquetage, le fusil en travers des épaules, le casque lourd dissimulant leurs yeux.
Les jeunes garçons embrassèrent les soldats de l’armée d’Afrique, qui leur rendirent avec patience et gentillesse leurs effusions, habitués qu’ils étaient depuis des semaines à déclencher la joie sur leur passage. Ils parlaient français, mais avec un rythme dont ils n’avaient pas l’habitude, avec une sonorité qu’ils n’avaient encore jamais entendue. Il leur fallait tendre l’oreille pour comprendre, et cela faisait rire Salagnon qui n’avait pas imaginé que l’on puisse parler ainsi. « C’est drôle, comme ils parlent, dit-il au colonel. — Vous verrez, Salagnon, les Français d’Afrique sont parfois difficiles à comprendre. On est souvent surpris, et pas toujours pour le mieux », marmonna-t-il en resserrant son écharpe saharienne, et replaçant son képi bleu ciel selon l’inclinaison exacte que demandait sa couleur bleu ciel.
Salagnon épuisé se coucha dans l’herbe, au-dessus de lui flottaient de gros nuages bien dessinés. Ils se tenaient en l’air avec une majesté de montagne, avec le détachement de la neige posée sur un sommet. Comment autant d’eau peut donc rester en l’air ? se demanda-t-il. Couché sur le dos, attentif au reflux qui parcourait ses membres, il n’avait pas de meilleure question à poser. Il se rendait compte maintenant qu’il avait eu peur ; mais si peur que plus jamais il n’aurait peur. L’organe qui le lui permettait avait été brisé d’un coup, et emporté.
Les zouaves portés s’installaient autour de Porquigny. Ils disposaient d’une quantité extravagante de matériel qui venait par camions et qu’ils déballaient dans les prés. Ils dressèrent des tentes, les alignèrent au cordeau, empilèrent des caisses en énormes tas, vertes et marquées en blanc de mots anglais. Des chars se garaient en rangs aussi naturellement que des automobiles.
Salagnon épuisé assis dans l’herbe regardait le camp se monter, les véhicules venir, les centaines d’hommes se livrer à des tâches d’installation. Devant lui passaient les chars arrondis en forme de batraciens, les voitures tout-terrain sans angles vifs, les camions renfrognés aux muscles de bovins, les soldats en tenue ample sous un casque rond, le pantalon bouffant par-dessus la chaussure lacée. Tout était couleur grenouille foncée, un peu bourbeuse comme au sortir de l’étang. Le matériel américain est construit selon des lignes organiques, pensa-t-il ; on l’a dessiné comme une peau par-dessus les muscles, on lui a donné des formes bien adaptées au corps humain. Alors que les Allemands pensent en volumes gris, mieux dessinés, plus beaux, inhumains comme des volontés ; anguleux comme des raisonnements indiscutables.
L’esprit vide, Salagnon voyait des formes. Dans son esprit sans occupation, son talent revenait. Il voyait d’abord en lignes, il les suivait d’une attention muette et sensible comme peut l’être une main. La vie militaire permet de telles absences, ou les impose à ceux qui ne le souhaiteraient pas.
Le colonel, homme rien moins que contemplatif, rassembla ses hommes. Il fit chercher les morts laissés dans le pré labouré d’obus et sous les maisons effondrées. Ils portèrent les blessés jusqu’à la tente-hôpital. Salomon Kaloyannis s’occupait de tout. Le médecin-major accueillait, organisait, opérait. Ce petit homme affable semblait soigner par le simple contact de ses mains, douces et volubiles. Avec son accent rigolo — ce fut le mot qui vint à Salagnon — et avec trop de phrases, il fit installer les plus gravement atteints dans la tente, et fit aligner les autres sur des sièges de toile posés dans l’herbe. Il interpellait sans cesse un grand type moustachu qu’il appelait Ahmed, et qui lui répondait sans cesse d’une voix très douce : « Oui, docteur. » Il répétait ensuite les ordres dans une langue qui devait être de l’arabe à d’autres gaillards bistre comme lui, brancardiers, infirmiers, qui s’occupaient des blessés avec des gestes efficaces et simplifiés par l’habitude. Ahmed, qu’une moustache et de gros sourcils rendaient terrible, donnait ses soins avec une grande douceur. Un jeune maquisard au bras abîmé, qui n’avait rien dit depuis des heures en serrant contre lui son membre sanglant, soutenu par la colère, fondit en larmes dès qu’à l’aide d’une compresse, à petits coups délicats, il commença de le lui laver.
Une infirmière en blouse apportait de la tente des pansements et des flacons de désinfectant. Elle s’inquiétait des blessés d’une voix chantante, elle transmettait d’un ton ferme aux infirmiers les instructions du médecin-major occupé à l’intérieur ; ils acquiesçaient avec leur accent prononcé et souriaient à son passage. Elle était très jeune, et tout en courbes. Salagnon qui pensait en formes la suivit des yeux, d’abord rêveusement en se laissant aller à son talent. Elle s’efforçait à la neutralité mais n’y parvenait pas. Une mèche dépassait de ses cheveux tirés, ses formes dépassaient de sa blouse boutonnée, ses lèvres rondes dépassaient de l’air sérieux qu’elle essayait de se donner. La femme dépassait d’elle, rayonnait d’elle à chacun de ses gestes, s’échappait d’elle à la moindre respiration ; mais elle essayait de jouer le mieux possible son rôle d’infirmière.
Tous les hommes du régiment de zouaves portés la connaissaient par son nom. Comme eux tous, elle faisait de son mieux dans cette guerre d’été où l’on gagnait toujours, elle méritait sa place parmi eux, elle était Eurydice, la fille du docteur Kaloyannis, et personne n’omettait jamais de la saluer en la croisant. Victorien Salagnon ne saurait jamais si tomber amoureux d’Eurydice à ce moment-là avait tenu aux circonstances, ou à elle. Mais peut-être les individus ne sont-ils que les circonstances dans lesquelles ils apparaissent. L’aurait-il vue dans les rues de Lyon où il allait sans rien voir, parmi mille femmes qui passaient autour de lui ? Ou alors jaillit-elle à ses yeux parce qu’elle était la seule femme parmi un millier d’hommes fatigués ? Peu importe, les gens sont leur environnement. Donc un jour de 1944, alors que Salagnon ne rêvait que de lignes, alors que Victorien Salagnon épuisé ne percevait rien d’autre que la forme des objets, alors que son prodigieux talent revenait en ses mains enfin libres, il vit Eurydice Kaloyannis passer devant lui ; et il ne la quitta plus jamais des yeux.