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Le colonel se fit connaître de l’autre colonel, Naegelin, celui des zouaves portés, un Français d’Oran très pâle qui l’accueillit avec politesse, comme il accueillait tous les combattants de la liberté qui le rejoignaient depuis Toulon ; mais aussi avec un peu de méfiance quant à son grade, son nom, ses états de service. Le colonel rangea ses hommes et les fit saluer, il se présenta en bombant le torse, il criait d’une voix forcée qu’aucun de ses jeunes gens ne lui connaissait. Ils avaient pourtant fière allure ainsi alignés au soleil, équipés d’armes anglaises dépareillées, vêtus de l’uniforme des chantiers un peu usé, un peu sales, un peu approximatifs dans leur garde-à-vous, mais tremblant d’enthousiasme dans leur posture, et relevant le menton avec une ardeur que l’on ne trouve plus chez les militaires, ni ceux qu’une longue paix avait ramollis, ni ceux qu’une trop longue guerre désabusait.

Naegelin salua, lui serra la main, et déjà il regardait ailleurs et s’occupait à d’autres tâches. Ils furent intégrés comme compagnies supplétives, sous les ordres de leur commandement habituel. Le soir sous la guitoune le colonel leur distribua des grades imaginaires. En pointant du doigt à la ronde il nomma quatre capitaines et huit lieutenants. « Capitaine ? Vous n’y allez pas un peu fort ? s’étonna l’un d’eux, perplexe, retournant entre ses doigts le morceau de ruban doré qu’il venait de recevoir. — Et alors, vous ne savez pas coudre ? Mettez-moi ces galons sur votre manche et vite ! Sans galon, vous fermez votre gueule ; avec le galon sur la manche, vous pourrez l’ouvrir. Les choses vont vite. Malheur à ceux qui traînent. »

Salagnon en fut, parce qu’il était là et parce qu’il fallait du monde. « Vous me plaisez bien, Salagnon. Vous avez une bonne tête, bien pleine, et bien sur les épaules. Et maintenant, cousez. »

Cela dura le temps de le dire. En 1944 les décisions ne traînaient pas. Si depuis 40, personne n’avait décidé de rien sinon de se taire, en 44 on se rattrapait. Tout était possible. Tout. Dans tous les sens.

Toute la nuit des chars montèrent vers le nord par la route. Ils éclairaient le précédent de leurs phares baissés, poussant chacun devant eux une portion de route illuminée. Au matin ce furent des avions qui passèrent bas, très vite, par groupes de quatre bien rangés. Ils entendirent selon les vents des grondements et des impacts, un bruit de forge qui semblait venir par le sol, le fracas sourd des échanges d’obus. La nuit des halos de flammes tremblaient à l’horizon.

On les laissait à part. Le colonel acceptait toutes les missions mais ne décidait de rien. Il allait marcher le soir dans les chemins, et par de brusques moulinets de sa canne il décapitait les chardons, les orties ou toutes les hampes florales un peu hautes qui dépassaient de l’herbe.

Les blessés arrivaient par camions, abîmés, mal pansés, ensanglantés, cachés pour les plus atteints sous des couvertures, et on les installait dans la tente-hôpital de Kaloyannis qui les aidait à survivre ou à mourir avec une douceur égale. La compagnie supplétive du colonel aidait aux transports, portait des civières, alignait au sol les morts que l’on sortait un par un de la tente verte marquée d’une croix rouge. Sinon ils passaient de longues heures à ne rien faire, car la vie militaire se répartit ainsi, alternance de périodes trop actives qui épuisent, et de périodes vides que l’on remplit par la marche et le ménage. Mais là, en campagne, par rien. Beaucoup dormaient, nettoyaient leurs armes jusqu’à en connaître la moindre éraflure, ou cherchaient de quoi un peu mieux manger.

Pour Salagnon le temps vide était celui du dessin ; le temps qui ne bouge pas produisait un picotement de ses yeux et de ses doigts. Sur le papier d’emballage américain qui lui restait il dessinait des mécanos torse nu qui fouillaient dans le moteur des chars, d’autres qui réparaient les pneus des camions à l’ombre de peupliers, d’autres sous les feuillages mouvants qui transvasaient de l’essence avec de gros tuyaux qu’ils prenaient à bras-le-corps ; il dessina les maquisards semés dans l’herbe, couchés entre les fleurs, donnant forme aux nuages traversant le ciel. Il dessina Eurydice qui passait. Il la dessina plusieurs fois. Alors qu’il la dessinait, encore une fois, sans exactement y penser, toute son âme concentrée entre son crayon et la trace qu’il laissait, une main se posa sur son épaule mais si douce qu’il ne sursauta pas. Kaloyannis sans rien dire admirait la silhouette de sa fille sur le papier. Salagnon immobilisé ne savait pas comment il devait réagir, s’il devait lui montrer le dessin, ou bien le cacher en lui présentant des excuses.

« Vous dessinez merveilleusement ma fille, dit-il enfin. Ne voudriez-vous pas venir plus souvent à l’hôpital ? Pour faire son portrait, et me le donner. »

Salagnon accepta dans un soupir de soulagement.

Salagnon venait souvent auprès de Roseval. Quand il ferma les yeux il le dessina. Il lui fit un visage très pur où l’on ne voyait pas la sueur, où l’on n’entendait pas la respiration sifflante, où l’on ne devinait pas les crispations des lèvres ni les tremblements qui remontaient de son ventre bandé et le parcouraient tout entier. Il ne montra pas sa pâleur qui tirait sur le vert, il ne montra aucune des paroles incohérentes qu’il bredouillait sans ouvrir les yeux. Il fit le portrait d’un homme presque alangui qui reposait sur le dos. Avant de fermer les yeux, il lui avait agrippé la main, l’avait serrée très fort, et avait parlé très bas mais de façon claire.

« Tu sais, Salagnon, je ne regrette qu’une chose. Pas de mourir ; cela, tant pis. Il le faut bien. Ce que je regrette, c’est de mourir puceau. J’aurais bien aimé. Tu le feras pour moi ? Quand ça t’arrivera, tu penseras à moi ?

— Oui. Je te le promets. »

Roseval lui lâcha la main, ferma les yeux, et Salagnon le dessina au crayon sur le gros papier brun qui emballait les munitions américaines.

« Vous le dessinez comme s’il dormait, dit Eurydice par-dessus son épaule. Alors qu’il souffre.

— Il est plus ressemblant quand il ne souffre pas. Je voudrais le garder comme il était.

— Que lui avez-vous promis ? J’ai entendu en entrant que vous lui promettiez quelque chose avant qu’il ne vous lâche la main. »

Il rougit à peine, posa quelques ombres sur son dessin, qui creusèrent un peu les traits, comme un dormeur qui rêve, un dormeur qui vit encore à l’intérieur même s’il ne bouge plus.

« De vivre pour lui. De vivre pour ceux qui meurent et qui ne verront pas la fin.

— Vous la verrez, vous, la fin ?

— Peut-être. Ou non ; mais alors quelqu’un d’autre la verra pour moi. »

Il hésita à ajouter quelque chose à son dessin, puis renonça à le gâcher. Il se tourna vers Eurydice, leva les yeux vers elle, elle le regardait de tout près.

« Voudriez-vous vivre pour moi, si je mourais avant la fin ? »

Sur le dessin, Roseval dormait. Paisible et beau jeune homme étendu dans un champ de fleurs, attendant, attendu.

« Oui », souffla-t-elle en rougissant comme s’il l’avait embrassée.

Salagnon sentit ses mains trembler. Ils sortirent ensemble de la tente-hôpital, et sur un simple signe de tête s’éloignèrent chacun dans une direction différente. Ils marchaient sans se retourner et sentaient autour d’eux comme un voile, un manteau, un drap, l’attention de l’autre qui le couvrait tout entier, et suivait ses mouvements.

Dans l’après-midi ils allèrent chercher les morts en camion. Brioude savait conduire et tenait le volant, les autres se serraient sur la banquette : Salagnon, Rochette, Moreau, et Ben Tobbal, ce qui était le patronyme d’Ahmed. Brioude le lui avait demandé avant qu’ils ne montent tous ensemble dans le camion. « Je ne vais pas t’appeler par ton prénom, j’aurais l’impression de m’adresser à un enfant. Et avec les moustaches que tu as… » Ahmed le lui avait dit : Ben Tobbal, souriant sous ses moustaches. Brioude ne l’avait plus jamais appelé qu’ainsi, mais il était le seul. Ce n’était qu’un effet de son goût de l’ordre, de son égalitarisme un peu brusque, et il n’y pensait plus. L’air d’été soufflait par les fenêtres avec des odeurs d’herbes chaudes ; ils roulaient sur la prairie qui longe la Saône, ils cahotaient sur la piste caillouteuse, ils s’accrochaient comme ils pouvaient, ils rebondissaient sur la banquette, se cognaient les uns aux autres en tâchant de ne pas heurter la main de Brioude sur le levier de vitesses, tous échevelés de l’air chaud qui tourbillonnait dans la cabine.