Brioude conduisait en chantonnant, ils allaient chercher les corps, ramener les morts. C’était l’une des missions que Naegelin confiait aux irréguliers du colonel, et lorsqu’il disait son grade, il prononçait des guillemets autour, avec une petite pause avant le mot et comme un clin d’œil après.
Ils traversèrent en camion le tableau flamand du val de Saône, où des champs d’un vert vif sont découpés par les brins de laine un peu plus foncée des haies. Sur le bleu de ciel passaient des nuages à fond plat, très blancs, et dessous allait la Saône qui s’étale plus qu’elle ne coule, miroir de bronze qui flue, mêlant des reflets de ciel à de l’argile.
Au bord de l’eau plusieurs chars verts brûlaient. La grande prairie n’avait rien perdu de sa beauté ni de ses vastes proportions ; on avait juste posé des choses atroces sur le paysage intact. Des chars brûlaient dans l’herbe, comme de gros ruminants abattus à l’endroit où ils broutaient. Sur une éminence qui dominait la prairie, un char Tigre basculé dépassait d’une haie, sa trappe d’accès béante et noircie.
Rebondissant sur les bosses du pré, ils firent le tour des chars verts, tous atteints d’un coup au but à la base de leur tourelle ; et chaque fois, sous l’effet de la charge creuse, les Sherman trop peu blindés avaient hoqueté puis explosé de l’intérieur. Leurs carcasses abandonnées dans l’herbe brûlaient encore. Il flottait autour d’eux une odeur grasse qui râpait la gorge, une fumée où se mêlaient le caoutchouc, l’essence, le métal chauffé, les explosifs et autre chose encore. Cette odeur restait à l’intérieur du nez comme une suie.
Ils avaient espéré en venant chercher les morts que ceux-ci seraient des corps étendus comme endormis, marqués d’estafilades, ou alors de l’arrachement bien net d’une partie du corps, de l’effacement d’un membre quelconque. Ce qu’ils ramassèrent ressemblait à des animaux tombés dans le feu. Leur volume avait réduit, la raideur de leurs membres rendait leur transport facile, mais leur rangement malaisé. Toutes les parts fragiles du corps avaient disparu, les vêtements ne ressemblaient à rien. Ils les prirent comme des bûches. Quand un de ces objets bougea et qu’un filet de voix en sortit — d’ils ne savaient où, car aucune bouche ne permettait plus d’articuler — ils le laissèrent tomber de saisissement. Ils restèrent autour, le visage blanc et les mains tremblantes. Ben Tobbal s’approcha, s’agenouilla près du corps avec à la main une seringue aiguille en l’air. Il le piqua, injecta un peu de liquide dans la poitrine, où l’on reconnaissait sur le tissu brûlé des débris de galon. Le mouvement et le bruit s’interrompirent. « Vous pouvez le mettre dans le camion », dit Ben Tobbal très doucement.
Ils allèrent jusqu’au char Tigre et grimpèrent sur sa carcasse pour voir dedans. À part un peu de suie sur sa trappe d’accès, il semblait intact, juste basculé avec une chenille en l’air. Ils furent curieux de savoir comment était l’intérieur des Panzer invincibles. Dedans stagnait une odeur pire que la fumée des chars brûlés. L’odeur ne débordait pas, elle restait dedans, liquide, lourde, et tachait l’âme. Une gelée ignoble tapissait les parois, engluait les commandes, couvrait les sièges ; une masse fondue d’où dépassaient des os tremblotait au fond de l’habitacle. Ils reconnurent des fragments d’uniforme, un col intact, une manche entourant un bras, la moitié d’un casque de tankiste englué d’un liquide épais. L’odeur remplissait l’intérieur. Sur le flanc de la tourelle ils virent quatre trous bien en ligne aux bords bien nets : les impacts des fusées tirées du ciel.
Brioude vomit carrément ; Ben Tobbal lui tapa dans le dos comme pour l’aider à se vider. « Tu sais, on ne réagit qu’au premier. Les autres ne te feront rien. »
Salagnon en rentrant dessina les chars sur le pré. Il les fit de petite taille sur l’horizon, dispersés sur la prairie, et une énorme fumée occupait toute la feuille.
De fait ils furent affectés à la tente-hôpital, sous l’autorité bonhomme du médecin-major. Le colonel piaffait mais Naegelin affectait de ne pas se souvenir de son nom, et d’oublier sa présence. Alors ils s’occupaient des blessés qui dans l’ombre de la tente attendaient sur des lits de camp. Ils attendaient de partir vers les hôpitaux des villes libres, ils attendaient de guérir, ils attendaient dans l’ombre trop chaude de la tente-hôpital ; ils chassaient les mouches qui tournaient autour des draps, ils regardaient pendant des heures le plafond de toile pour ceux qui pouvaient encore le voir, et laissaient reposer à côté d’eux des membres emmaillotés, parfois tachés de rouge.
Salagnon venait s’asseoir à côté d’eux et dessinait leur visage, leur torse nu entouré de drap, leurs membres blessés bandés de blanc. Poser les soulageait, leur immobilité avait un but, et dessiner occupait. Il leur donnait ensuite le dessin qu’ils gardaient précieusement dans leur paquetage. Kaloyannis l’encourageait à venir souvent et lui fit délivrer par l’intendance du beau papier granuleux, des crayons, des plumes, de l’encre, et même de petits pinceaux souples qui servaient à huiler les pièces des systèmes de visée. « Mes blessés guérissent mieux quand on les regarde », disait-il à l’officier fourrier qui s’inquiétait de devoir donner le beau papier blanc des ordres officiels et des citations ; et il obtenait pour Salagnon de quoi dessiner, activité sans but bien clair qui étrangement intéresse tout le monde.
Sous la tente-hôpital Kaloyannis opérait, pansait, soignait ; il confiait aux infirmiers musulmans le soin de ces injections, qui si elles sont administrées avec tact, valent pour une prière des morts. Il s’était aménagé un coin de tente où il se reposait aux heures chaudes, bavardant avec quelques officiers, surtout des Français de France. Il se faisait servir du thé par Ahmed, qui sentait la menthe. L’aménagement se résumait à un tapis et des coussins pour s’asseoir, une tenture autour, et un plateau de cuivre posé sur une caisse de munitions ; mais quand le colonel eut franchi la tenture, il s’exclama avec une joie sincère : « Mais vous avez emporté un coin de là-bas ! » Et il repoussa en arrière son képi bleu ciel ; cela lui donna un air crâne qui fit sourire Kaloyannis.
Le colonel revint souvent dans le salon maure du docteur, avec des maquisards désœuvrés et surtout Salagnon. Ils buvaient du thé, appuyés sur les coussins, ils écoutaient le bavardage de Kaloyannis qui aimait rien tant que parler. Il habitait Alger, ne sortait guère de Bab el-Oued, et ne connaissait pas du tout le Sahara ; cela semblait rassurer le colonel qui ne raconta de sa vie d’avant que de sommaires anecdotes.
Salagnon dessinait Eurydice et elle ne se lassait pas d’être ainsi regardée. Kaloyannis attentif couvait sa fille d’un air de tendre admiration, et le colonel silencieux mesurait le tout de son œil aigu. Dehors, aux heures chaudes, le paysage ne se voyait plus, écrasé d’un énorme soleil blanc ; les bords relevés de la tente laissaient passer de petits courants d’air qui soulageaient la peau en soufflant sur la sueur. « C’est le principe des tentes bédouines », disait le colonel. Et il se lançait dans l’explication ethnographique et physique de ces tentes noires en plein désert, dont il allait sans dire qu’il les avait personnellement fréquentées ; sans dire. Kaloyannis s’amusait, il prétendait n’avoir jamais vu de bédouins, et même ne pas savoir si l’Algérie en abritait. Il n’avait jamais fréquenté d’Arabe que dans la rue, à part Ahmed et ses infirmiers, et il ne pouvait, comme exotisme, que raconter des histoires de petits cireurs de chaussures. Et il les racontait. Par la grâce de sa bonhomie et de sa verve on était ailleurs.