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Salagnon raconta ce qu’ils avaient vu dans la prairie. Il se souvenait de l’odeur comme d’une courbature à l’intérieur, il en avait le nez et la gorge blessés.

« Ce que j’ai vu dans le char allemand était ignoble. Je ne sais même pas comment le décrire.

— Un seul de leurs Tigre peut dézinguer plusieurs d’entre les nôtres, dit le colonel. Il faut les abattre.

— Il n’était même pas abîmé, et dedans, plus rien ; que ça.

— Heureusement que nous avons des machines, dit Kaloyannis. Tu imagines devoir faire ça à la main ? Liquider les quatre passagers d’une voiture au chalumeau, en passant par un trou dans la portière ? Il faudrait s’en approcher, les voir derrière la vitre, introduire la buse du chalumeau par le trou de la serrure et allumer. Cela durerait longtemps de remplir tout l’habitacle de flammes ; on suivrait tout par les vitres, en tenant bien le chalumeau ; on les verrait brûler juste derrière la vitre, on tiendrait fermement la buse jusqu’à ce que tout soit fondu à l’intérieur, et à la fin la peinture extérieure ne serait même pas cloquée. Tu imagines pouvoir suivre ça d’aussi près ? Vous entendriez tout, et le spectacle pour celui qui tient le chalumeau serait insupportable. On ne le ferait pas.

« Les pilotes américains, qui sont pour la plupart des types très convenables, dotés d’un sens moral assez strict dû à leur bizarre religion, ne supporteraient pas du tout de tuer des gens s’ils n’avaient pas de machines. Le pilote qui a fait ça n’a rien vu. Il a visé le char dans une mire géométrique, il a appuyé sur une touche rouge de son manche et il n’a même pas vu l’impact, il filait déjà. Grâce aux machines on peut passer plein de types dans des voitures au chalumeau. Sans l’industrie nous n’aurions pas pu tuer tant de gens, nous ne l’aurions pas supporté.

— Vous avez un humour particulier, Kaloyannis.

— Je ne vous vois jamais rire, colonel. Ce n’est pas un signe de force. Ni de bonne santé. Raide comme vous l’êtes, si on vous pousse vous cassez. Vous aurez l’air de quoi avec vos morceaux en désordre ? D’un puzzle en bois ?

— On ne peut pas vous en vouloir, Kaloyannis.

— C’est le génie pataouète, colonel. En faire toujours un peu trop, et ça passe toujours mieux.

— Mais votre histoire de machines, je la trouve grinçante.

— Je ne dis que la vérité philosophique de cette guerre, colonel ; et si la vérité grince, qu’y puis-je ?

— Vous philosophez de façon paradoxale.

— Vous voyez ça, colonel ? Humour, médecine, philosophie : je suis partout. Nous sommes partout ; c’est un peu ce que vous vouliez dire ?

— Je ne l’aurais pas dit le premier, mais puisque cela vient de vous…

— Et voilà, il est prononcé, le grand paradoxe : je suis seul, et partout. Gloire à l’Éternel ! qui compense mon tout petit nombre par le don d’ubiquité. Cela me permet de taquiner les messieurs animés de passions tristes. Peut-être parviendrai-je à les faire rire d’eux-mêmes ? »

Ahmed était toujours là, un peu en retrait, accroupi devant le réchaud ; en silence il faisait infuser le thé, et souriait parfois aux saillies du médecin. Il remplissait de petits verres en versant de très haut, dans un geste que le colonel ne chercha pas à imiter, mais qu’il assura bien connaître. Quand ils eurent bu le thé brûlant, les pans de la tente bougèrent, un peu de sueur s’évapora, cela les fit soupirer d’aise.

« À cette heure-ci, je serais plutôt anisette, ajouta Kaloyannis. Mais avec ces maniaqueries que l’on trouve dans l’islam, Ahmed est contre, et cela me gênerait de boire sans lui. Alors, messieurs, ce sera thé pour tout le monde, et pour toute la guerre, au nom du respect des lubies de chacun.

— Dites-moi, Kaloyannis, demanda enfin le colonel, vous êtes juif ?

— Je voyais bien que cela vous tracassait. Bien sûr, colonel ; je me prénomme Salomon. Vous pensez bien que par les temps qui courent, on ne s’encombre pas d’un prénom pareil sans de solides raisons familiales. »

Le colonel fit tourner son verre pour que le thé fasse un petit tourbillon, les débris de feuilles à son ombilic et le tour de plus en plus rapide remontant dangereusement vers le bord. Il but d’un coup et posa à nouveau la question sous une autre forme.

« Mais Kaloyannis, c’est grec, non ? »

Salomon Kaloyannis éclata d’un rire joyeux qui fit rougir le colonel. Puis il se pencha sur lui en pointant l’index, l’air de le gourmander.

« Je vois bien ce qui vous inquiète, colonel. C’est le thème du Juif caché ; je me trompe ? »

Le colonel ne répondit rien de clair, gêné comme un enfant pris à menacer un adulte d’une épée en bois.

« L’angoisse du Juif caché, continua Kaloyannis, c’est juste un problème de classification.

« J’ai un ami rabbin qui habite Bab el-Oued, comme moi. Je ne pratique rien de la religion mais il est toujours mon ami, car nous avons fait l’école buissonnière ensemble. Ne pas aller à l’école ensemble crée bien plus de lien que d’y être allés. Nous nous connaissons si bien que nous savons les dessous de nos vocations respectives ; rien de glorieux, alors cela nous évite bien des disputes. À jeun, il m’explique avec une belle logique l’impureté de certains animaux, ou alors l’ignominie de certaines pratiques. La casherout a la précision d’un livre de sciences naturelles, et cela, je le comprends. Est pur ce qui est classé, est impur ce qui déborde des classifications ; car l’Éternel a construit un monde en ordre, c’est le moins que l’on pouvait espérer de lui ; et ce qui n’entre pas dans ses catégories ne mérite pas d’y figurer : ce sont les monstres.

« Bien sûr, après quelques verres, nous ne voyons plus aussi bien les limites. Elles ont l’air solubles. Les rayons de l’étagère divine ne vont plus très droit. Les casiers s’emboîtent mal, certains n’ont pas tous leurs bords. À l’heure de l’anisette, le monde ressemble moins à une bibliothèque qu’au plateau de kémia dans lequel nous picorons : un peu de tout, sans trop d’ordre, juste pour le plaisir.

« Quelques verres de plus, et nous laissons là le scandale, l’indignation, et l’effroi devant les monstres. Nous adoptons la seule réaction saine face au désordre du monde : le rire. Un rire inextinguible qui nous fait regarder avec bienveillance par nos voisins. Ils savent bien que quand le rabbin et le docteur se mettent à discuter la Torah et les sciences place des Trois-Horloges, cela se termine toujours ainsi.

« Le lendemain j’ai mal au crâne et mon ami culpabilise un peu. Nous évitons de nous voir pendant quelques jours, et nous exerçons nos métiers avec beaucoup de soin et de compétence.

« Mais je vais répondre à votre question, colonel. Je m’appelle Kaloyannis parce que mon père était grec : il s’appelait Kaloyannis, et les noms se transmettent par le père ; il a épousé une Gattégno de Salonique, et comme la judéité se transmet par la mère, ils m’appelèrent Salomon. Quand Salonique disparut en tant que ville juive, ils vinrent à Constantine comme des naufragés qui changent de bateau quand le leur coule. Eh oui, nous quittons le navire quand il coule : voilà une métaphore que vous avez sans doute déjà entendue, sous une forme un peu différente, plus zoologique. Mais quand le bateau coule, il faut partir ou se noyer. À Constantine, je fus français : et j’épousai une Bensoussan, parce que je l’aimais ; et aussi parce que je ne voulais pas prendre sur moi d’interrompre une transmission millénaire. Une fois médecin, je me suis établi à Bab el-Oued, qui est un joyeux mélange, car si j’aime la communauté, la vie dans la communauté m’exaspère. Voilà, colonel, tout le secret du nom grec qui recouvre un Juif caché.