— Vous êtes cosmopolite.
— Parfaitement. Je suis né ottoman, ce qui n’existe plus, et me voilà français, car la France est la terre d’accueil de tous les inexistants, et nous parlons le français, qui est la langue de l’Empire des Idées. Les empires ont du bon, colonel, ils vous foutent la paix, et vous pouvez toujours en être. Vous pouvez être sujet de l’empire à peu de conditions : juste accepter de l’être. Et vous garderez toutes vos origines, même les plus contradictoires, sans qu’elles ne vous martyrisent. L’empire permet de respirer en paix, d’être semblable et différent en même temps, sans que cela soit un drame. Par contre, être citoyen d’une nation, cela se mérite, par sa naissance, par la nature de son être, par une analyse pointilleuse des origines. C’est le mauvais aspect de la nation : on en est, ou on n’en est pas, et le soupçon court toujours. L’Empire ottoman nous foutait la paix. Quand la petite nation grecque a mis la main sur Salonique, il a fallu mentionner sa religion sur ses papiers. Voilà pourquoi j’aime la République française. C’est une question de majuscule : la République n’a pas à être française, cette belle chose peut changer d’adjectif sans perdre son âme. Parler comme je vous parle, en cette langue-là, me permet d’être citoyen universel.
« Mais je vous avoue avoir été déçu quand j’ai été confronté avec la vraie France. J’étais citoyen de la France universelle, bien loin de l’Île-de-France, et voilà que la France nationale s’est mise à me chercher des noises. Notre Maréchal, en bon garde champêtre, a hérité d’une métropole et veut en faire un village. »
Le colonel eut un geste d’agacement comme s’il s’agissait d’une question dont on ne débat qu’entre soi.
« Vous êtes pourtant venu vous battre pour la France.
— Pensez donc : si peu. Je suis juste venu récupérer quelque chose dont on m’a spolié.
— Des biens ?
— Mais non, colonel. Je suis un petit Juif tout nu, sans capitaux ni biens. Je suis médecin à Bab el-Oued, ce qui est très loin de Wall Street. Je menais une vie tranquille, citoyen français au soleil, quand des événements obscurs ont eu lieu très loin au nord de mon quartier. Il s’ensuivit que l’on me retira ma qualité de Français. J’étais français, je ne fus plus que juif, et on m’interdit de pratiquer mon métier, d’apprendre, de voter. L’École, la Médecine, la République, tout ce en quoi j’avais cru, on me l’a retiré. Alors je suis monté dans le bateau avec quelques autres pour venir le reprendre. Quand je reviendrai, je distribuerai ceci que j’ai récupéré à mes voisins arabes. La République Élastique, notre langue, peut accueillir un nombre infini de locuteurs.
— Vous croyez les Arabes capables ?
— Comme vous et moi, colonel. Avec l’éducation je me fais fort de vous transformer un Pygmée en physicien atomique. Regardez Ahmed. Il est né dans un gourbi en terre qui ferait honte à une taupe. On l’a formé, il m’accompagne, et il vous prodiguera des soins infirmiers d’une qualité parfaite. Mettez-le dans un hôpital français, il passera inaperçu. Sauf la moustache bien sûr ; on la porte plus petite en métropole, ce qui nous a surpris. N’est-ce pas Ahmed ?
— Oui, docteur Kaloyannis. Beaucoup surpris. »
Et il le servit de thé, lui apporta un verre, Salomon le remercia gentiment. Le docteur Kaloyannis s’entendait très bien avec Ahmed.
COMMENTAIRES IV
Ici et là-bas
Le lendemain de ma nuit de douleur, cela allait mieux. Merci.
Cette douleur était la mienne, ravageant ma gorge ; pas grave, mais la mienne. Je ne pouvais m’en défaire. Ma douleur restait avec moi comme une souris que l’on aurait enfermée dans mon scaphandre, moi cosmonaute, nous lancés dans une capsule qui doit faire plusieurs tours de la Terre avant de revenir. Il ne peut qu’attendre, le cosmonaute, et il sent la souris ici et là le long de son corps, elle est enfermée avec lui, il traverse l’espace et elle le traverse avec lui. Il n’y peut rien. Elle redescendra avec lui à l’heure dite, et d’ici là il ne peut qu’attendre.
Ma douleur au matin je ne la sentais plus. J’avais pris des antalgiques, des anti-inflammatoires, des vasomodificateurs, et ils l’avaient dissipée. La souris avait disparu de mon scaphandre, dissoute. Les antalgiques sont la grande gloire de la médecine. Et aussi les anti-inflammatoires, les antibiotiques et les psychotropes calmants. Faute de bien guérir les douleurs de vivre, la science produit les moyens de ne pas avoir mal. Les pharmaciens débitent par caisses, jour après jour, les moyens de ne pas réagir. Médecins et pharmaciens exhortent le patient à plus de patience, à toujours plus de patience. La priorité des sciences appliquées au corps est non pas de guérir mais de soulager. On aide celui qui se plaint à supporter ses réactions. On lui conseille la patience et le repos ; on lui administre des atténuateurs en attendant. On résoudra le mal ; mais plus tard. En attendant il faut se calmer, ne pas se mettre dans ces états-là ; dormir un peu pour continuer à vivre dans cet état désastreux.
Je mangeai les remèdes et le lendemain j’allais mieux. Merci.
Je n’avais plus mal grâce aux antalgiques. Mais tout va mal.
Tout va mal.
Je rendais visite à Salagnon une fois par semaine. J’allais prendre un cours de pinceau à Voracieux-les-Bredins. Prononcez le nom devant un Lyonnais et il frémit. Ce nom-là fait se rétracter, ou bien sourire, et dans ce sourire on se raconte des histoires.
Cette ville de tours et de pavillons se trouve à l’extrémité des lignes de transport. Après, les bus ne vont plus, la ville est finie. Le métro me posa devant la gare des bus. Les quais s’alignent sous des toits de plastique ternis par la lumière et la pluie. De gros numéros orange sur fond noir disent les destinations. Les bus pour Voracieux-les-Bredins ne partent que rarement. J’allai m’asseoir sur un siège décoloré, son fond tout griffé, adossé au paravent de verre étoilé d’un impact. Dans le merveilleux flottement antalgique je ne touchais pas tout à fait le sol. Le siège mal conçu ne m’y aidait pas ; trop profond, le bord trop haut, il relevait mes jambes et mes pieds effleuraient à peine le goudron incrusté de taches. L’inconfort du mobilier urbain n’est pas une erreur : l’inconfort décourage la station et favorise la fluidité. La fluidité est la condition de la vie moderne, sinon la ville meurt. Mais j’étais fluide en moi-même, gavé de psychosomatotropes, je touchais à peine à mon corps, mes yeux seuls flottaient au-dessus de mon siège.
J’étais loin de chez moi. À Voracieux-les-Bredins le gens comme moi ne vont pas. Du côté Est, la dernière station de métro est la porte de service de l’agglomération. Une foule pressée en sort, y entre, et ils ne me ressemblent pas. Ils me frôlaient sans me voir en flux pressé, tirant de gros bagages, tenant des enfants, guidant des poussettes dans le labyrinthe des quais. Ils marchaient seuls tête baissée ou en tout petits groupes très serrés. Ils ne me ressemblaient pas. J’étais réduit à mon œil, mon corps absent, sans contraintes car détaché de mon poids, déconnecté de mon tact, flottant dans ma peau. Nous ne nous ressemblons pas ; nous nous frôlons sans nous voir.
Tout autour de moi j’entendais parler, mais ce qu’ils disaient non plus je ne le comprenais pas. Ils parlaient trop fort, ils découpaient leurs dires en segments trop courts, en brèves exclamations qu’ils accentuaient d’étrange façon ; et quand je réalisais enfin qu’il s’agissait de français, je le voyais tout transformé. J’entendais autour de moi, moi dans un siège qui peinait à me contenir, un état de ma propre langue comme déformé d’échos. J’avais du mal à suivre cette musique-là, mais les antalgiques qui calmaient ma gorge m’exhortaient à l’indifférence. Dans quelle étrange caverne en plastique m’étais-je retrouvé ! Je n’y reconnaissais rien.