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J’étais malade, sûrement contagieux, fiévreux encore et tout me paraissait étrange. Ils allaient, ils venaient, et je ne comprenais rien. Ils ne me ressemblaient pas. Tous ces gens qui passaient autour de moi se ressemblaient entre eux et ne me ressemblaient pas. Là où je vis, je perçois l’inverse : ceux que je croise me ressemblent et ils ne se ressemblent pas entre eux. Au centre, là où la ville mérite son nom, là où on est le plus sûr d’être soi, l’individu prime sur le groupe, je reconnais chacun, chacun est soi ; mais ici au bord c’est le groupe qui me saute aux yeux, et je confonds tous ses membres. Nous identifions toujours des groupes car c’est un besoin anthropologique. La classe sociale héréditaire se voit de loin, elle se porte sur le corps, elle se lit sur le visage. La ressemblance est une appartenance, et ici je n’appartiens pas. Je flotte dans mon siège-coque en attendant le bus, mes pieds ne touchent pas le sol, je ne vois que par mes yeux qui flottent sans plus rien savoir de mon corps. La pensée sans engagement du corps ne s’occupe plus que de ressemblances.

Eux se reconnaissaient, ils se saluaient, mais ce salut je ne le reconnaissais pas. Les garçons entre eux se frappaient les doigts, cognaient leurs poings selon des séquences dont je me demandais comment ils pouvaient les retenir. Des hommes plus âgés se prenaient la main avec componction et ensuite de l’autre bras s’attiraient l’un à l’autre, et s’embrassaient sans utiliser leurs lèvres. Quand ils saluaient avec moins d’effusion ils portaient la main qui venait de toucher l’autre à leur cœur, et ceci même ébauché produisait en moi une émotion capiteuse. Des jeunes gens instables attendaient les bus, ils formaient des groupes de bousculade, vacillant au bord du cercle qu’ils formaient, regardant vers l’extérieur et revenant vers eux en changeant de jambe, en ondulant des épaules. Les jeunes femmes passaient au large entre elles, ne saluant personne. Et quand l’une le faisait, quand une jeune fille de quinze ans saluait un garçon de quinze ans qui sortait de son groupe instable, elle le faisait d’une manière qui me stupéfiait, moi flottant au-dessus de mon siège-coque décoloré, touchant à peine le sol : elle lui serrait la main comme une femme d’affaires, la main bien droite au bout d’un bras tendu, et son corps n’y était pas, tout roidi pendant le contact avec la main d’un garçon. Et elle disait tout fort, à celles qui l’accompagnaient, que c’était un cousin ; assez fort pour que moi je l’entende, et tous ceux qui attendaient les bus de Voracieux-les-Bredins.

Je ne connais pas ces règles. Au bout du métro, on se salue autrement, alors comment vivre ensemble si les gestes qui permettent le contact ne sont pas les mêmes ?

Deux voiles noirs passèrent qui renfermaient des gens. Ils marchaient de conserve flottant au vent, cachant tout. Des gants satinés cachaient les doigts, seuls les yeux n’étaient pas couverts. Ils marchaient ensemble, ils passèrent devant moi, je ne pouvais pas plus voir en eux qu’à travers un morceau de nuit. Deux foulards avec des yeux traversèrent la gare des bus. Ce devaient être des femmes qu’il est interdit de voir. Mon regard les aurait déshonorées tant il contient de concupiscence. Car voir la forme des femmes aurait réveillé mon corps, m’aurait fait sentir ma solitude, l’inconfort de mon assise sur le siège-coque de plastique éraillé, m’aurait poussé à me lever, à toucher et embrasser cet autre que je voudrais comme moi-même. Ne pas les voir laisse mon corps en lui-même, insensible comme endormi, et tout consacré à d’abstraites computations. Le règne seul de la raison fait de moi un monstre.

Comment supporterais-je cet encombrement qu’est l’autre, si le désir que j’ai de lui ne me fait tout lui pardonner ? Comment vivre avec ceux que je croise si je ne peux les effleurer des yeux, les suivre des yeux, aimer et souhaiter leur passage, car simplement les voir réveille déjà mon corps ? Comment ? Si l’amour n’est pas possible entre nous, que reste-t-il ?

L’autre voilé d’un sac noir privatise un peu de l’espace de la rue. Il enferme de clôtures un peu de l’espace public. Il m’ôte de la place. Il occupe la place où je pourrais être ; et je ne peux que me cogner à lui, par maladresse, ou l’éviter en grognant, et il me fait perdre mon temps. L’autre que je ne peux plus contempler ne fait que me gêner. Il est de trop. Avec celui qui ne laisse rien paraître, je ne peux avoir que des rapports raisonnables, et rien n’est plus erratique que la raison. Que nous reste-t-il, si nous ne pouvons nous désirer, au moins du regard ? La violence ?

Les deux voiles noirs traversèrent les quais dans l’indifférence sans toucher personne. Ils consultèrent les horaires et montèrent dans un bus. Les voiles alors se soulevèrent et je vis mieux leurs pieds. L’un portait des chaussures de femme décorées de dorures, et l’autre des chaussures d’homme. Le bus démarra et je me réjouis de ne pas l’avoir pris. Je me réjouis de ne pas être enfermé dans un bus avec deux foulards obscurs, dont l’un portait des chaussures de femme et l’autre des chaussures d’homme. Le bus disparut dans l’échangeur et je ne sus pas ce qu’il advint par la suite. Rien, sûrement. Je repris un psychosomatotrope car ma tête recommençait de me faire mal, ma gorge ne supportait plus que j’avale. Je souffrais des muqueuses et du crâne. Je souffre de l’organe de la pensée et de l’organe du contact. Le voisinage devient douloureux, la proximité phobique, on se prend à rêver de ne plus avoir de voisin, de tout supprimer si ce n’est soi. La violence s’exerce à la surface de contact, là apparaît la douleur, de là se répand l’envie de destruction, à la même vitesse que la peur d’être détruit. Les muqueuses s’enflamment.

Pourquoi se dissimuler sous un si grand foulard ? Si ce n’est pour préparer de noirs desseins, pour annoncer la disparition des corps : par relégation ; par dénégation ; par la fosse commune.

Salagnon me sourit. Il prit ma main dans sa main, sa main tout à la fois douce et ferme, et il me sourit. Oh, ce sourire ! Pour ce sourire on lui pardonne tout. On oublie la dureté de ses traits, sa coiffure militaire, son regard froid, son passé terrible, on oublie tout le sang qu’il a sur les mains. Ce sourire qui adoucit ses lèvres quand il m’accueille efface tout. Au moment de son sourire, Victorien Salagnon est nu. Il ne dit rien, juste l’ouverture, et il permet l’entrée dans une pièce vide, dans une de ces merveilleuses pièces vides des appartements avant que l’on emménage, juste remplies du soleil. Ses traits secs flottent sur les os de son visage, rideau de soie devant une fenêtre ouverte, et le soleil derrière joue dans ses plis, une brise l’agite, elle porte jusqu’à moi les bruits heureux de la rue, le murmure des arbres ombreux pleins d’oiseaux.

Quand il serre ma main je suis prêt à entendre tout ce qu’il me dira. Moi je ne dirai rien. Le désir de ma langue est tout entier descendu dans mes mains, je n’ai plus d’autre désir de langage que de prendre entre mes doigts le pinceau, de le tremper dans l’encre, de le poser sur la feuille ; ma seule envie est un frémissement des mains, un désir physique d’accueillir le pinceau, et la première trace noire qui apparaîtra sur la feuille sera un soulagement, un relâchement de tout mon être, un soupir. Je voudrais qu’il me guide dans la voie de l’unique trait de pinceau, que je puisse me redresser, et déployer entre mes mains la splendeur de l’encre.