Cela ne dure pas, bien sûr ; de telles choses ne durent pas. Il m’ouvre et me salue, puis nos mains se séparent, son sourire s’efface et je rentre. Il me précède dans le couloir et je le suis, lorgnant au passage les cochonneries qu’il suspend aux murs.
Il décore par des tableaux les murs de sa maison. Il expose aussi d’autres objets. Le papier peint est si chargé, l’éclairage si sombre, que le couloir où il me précède ressemble au tunnel d’une grotte, les angles en apparaissent arrondis, et sur le fond de motifs répétés on ne distingue pas tout de suite ce qui pend. Dans ce couloir je ne m’arrête pas, je me contente de le suivre, j’ai identifié au passage un baromètre à aiguille bloqué sur « variable », une horloge à chiffres romains dont je compris après des mois que les aiguilles n’en bougeaient pas, et même une tête de chamois naturalisée dont je me suis demandé comment elle était arrivée là, s’il l’avait achetée — mais où ? —, s’il en avait hérité — mais de qui ? — , s’il l’avait tranchée lui-même sur une bête qu’il avait tuée — mais comment ? Je ne sais laquelle des trois possibilités me donnait le plus grand haut-le-cœur. Sinon, dans des cadres, dans d’horribles cadres en bois contournés et dorés, dormaient des paysages pseudo-hollandais très sombres dont il aurait fallu s’approcher pour en distinguer le sujet, et l’indigence, ou bien braillaient des vues provençales emplies de fausses joies et de discordances désagréables.
De Salagnon j’aurais imaginé autre chose pour son intérieur ; des bibelots asiatiques, une ambiance de casbah, ou alors rien, un vide blanc et des fenêtres sans rideau. J’aurais imaginé un intérieur en rapport avec lui-même, même un peu, même par petites touches, en rapport avec son histoire. Mais pas cette banalité poussée jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’étouffement. Si l’intérieur de chacun reflète son âme, comme on le prétend, alors Eurydice et Victorien Salagnon avaient le bon goût de ne rien laisser paraître.
Quand j’osai enfin lui désigner une misérable marine à l’huile dans un cadre de bois ciré, une vue de tempête sur une côte rocheuse, dont les rochers semblaient de la pierre ponce et les vagues des coagulats de résine (et je ne dis rien du ciel, qui ne ressemblait à rien), il se contenta d’un sourire désarmant.
« Ce n’est pas de moi.
— Vous aimez ça ?
— Non. C’est juste au mur. C’est la décoration. »
La décoration ! Cet homme dont le pinceau vibrait, dont le pinceau s’animait du souffle de l’être au moment où il le nourrissait d’encre, cet homme-là s’entourait de « décoration ». Il vivait dans des pièces décorées. Il reconstituait chez lui le catalogue d’une grande surface d’ameublement, d’il y a vingt ans, ou trente, je ne sais pas. Le temps n’avait pas d’importance, il était nié, il ne passait pas.
« Tu sais, ajouta-t-il. Ces peintures-là sont faites en Asie. Les Chinois depuis toujours excellent en la pratique, ils plient leur corps selon leur volonté, par polissage. Ils apprennent les gestes de la peinture à l’huile, et dans de grands ateliers ils produisent des paysages hollandais, anglais, ou provençaux, pour l’Occident. Plusieurs à la fois. Ils peignent mieux et plus vite que nos peintres du dimanche, et cela vient ici par cargo, roulé dans des containers.
« Ils sont fascinants ces tableaux : leur laideur n’appartient à personne, ni à ceux qui les font, ni à ceux qui les regardent. Cela repose tout le monde. J’ai été bien trop présent toute ma vie, j’ai été trop là ; j’en suis fatigué.
« La pensée des Chinois me fait du bien ; leur indifférence est un soin. Toute ma vie j’ai tourné autour de leur idéal, mais en Chine je n’ai jamais mis les pieds. Je n’ai vu la Chine qu’une fois, de loin. C’était la colline d’en face, de l’autre côté d’une rivière dont nous avions fait sauter le pont. Plusieurs camions Molotova brûlaient, et derrière la fumée de l’incendie je voyais ces collines abruptes couvertes de pins, exactement celles des peintures, entre des nuages qui dérivent. Mais ce jour-là, les nuages d’essence qui brûle étaient d’un noir trop profond, faute de goût. Je me disais : c’est donc cela la Chine ? c’est à deux pas, et je n’irai pas parce que j’ai fait sauter le pont. Je ne me suis pas attardé, parce qu’il fallait filer. On est rentré en courant pendant plusieurs jours. Un type qui était avec moi est mort de fatigue à l’arrivée. Vraiment mort ; on l’a enterré avec les honneurs.
— Vous n’exposez pas vos peintures ?
— Je ne vais pas mettre au mur quelque chose que j’ai fait. C’est fini. Ce qui reste de ces moments-là m’encombre.
— Vous n’avez jamais pensé à exposer, vendre, devenir peintre ?
— Je dessinais ce que je voyais, pour qu’Eurydice le voie. Quand elle l’avait vu, le dessin était fini. »
Quand nous entrâmes dans le salon, deux types nous attendaient ; et quand je les vis vautrés sur le canapé, l’absurdité du décor me dégoûta à nouveau. Comment pouvaient-ils vivre, elle et lui, dans cet ameublement factice ? Comment pouvaient-ils vivre, dans ce décor de série télé qui pourrait être du polystyrène découpé et peint ? À moins qu’ils ne veuillent plus rien savoir, ne plus rien dire, plus jamais.
Mais la ruse de la banalité n’était pas de taille devant la violence physique que dégageaient les deux types. Ils se vautraient sur le canapé comme deux familiers qui voulaient faire là comme chez eux. Sur le fond de mièvrerie des faux meubles, sur le fond d’imbécillité du papier peint, ils ressortaient comme deux adultes dans un mobilier d’école maternelle. Ils ne savaient pas où mettre leurs jambes, ils menaçaient par leur poids d’effondrer leur siège.
Le plus âgé ressemblait à Salagnon mais en plus gras et ses traits commençaient de s’affaisser malgré l’énergie qu’il mettait dans ses gestes. Je distinguais mal ses yeux car il portait des lunettes teintées, aux verres larges bordés d’un filet d’or. Derrière les parois verdâtres ses yeux allaient et venaient, poissons d’aquarium, et j’identifiais mal leur expression dissimulée de reflets. Tout dans sa tenue paraissait étrange : une veste ample à carreaux, une chemise au col trop large, une chaîne en or dans l’échancrure, un pantalon élargi en bas, des mocassins trop brillants. Il ressemblait à ce qu’avait été l’élégance tapageuse d’il y a trente ans, avec des couleurs qui n’existent plus, et on croyait vraiment la réapparition d’une image. Seule la déformation du canapé sous le poids de ses fesses assurait de sa présence.
L’autre avait trente ans tout au plus, il portait un blouson de cuir d’où sortait un petit ventre, les cheveux rasés sur son crâne rond, crâne posé sur un cou très large qui faisait des plis ; des plis devant, sous le menton quand il se penchait, et des plis derrière, sur la nuque quand il se redressait.
Salagnon nous présenta en restant évasif. Mariani, un vieil ami ; et un de ses gars. Moi, son élève ; son élève dans l’art du pinceau. Ce qui fit bien rire le type à la veste de 1972.
« L’art du pinceau ! Toujours dans tes ouvrages de dames, Salagnon ! Broderie et tricot : voilà comment tu occupes ta longue retraite plutôt que de nous rejoindre ? »
Il rit très fort comme s’il trouvait ça vraiment drôle, et son gars ricana en écho mais avec plus de méchanceté. Salagnon apporta quatre bières et des verres et Mariani au passage lui tapa les fesses.
« Jolie soubrette ! Déjà, dans le crapahut il se levait avant les autres et nous faisait le café. Il n’a pas changé. »
Le gars de Mariani ricana encore, attrapa une bouteille et, négligeant le verre avec affectation, il but directement au goulot. Il amorça un rot viril en me regardant droit dans les yeux, mais les vieux messieurs le foudroyèrent du regard et il le ravala, le fit disparaître à l’intérieur en marmonnant une excuse. Salagnon nous servit dans un silence qui me gênait, avec l’indifférence polie d’un maître de maison.