« Rassurez-vous, me dit enfin Mariani. Je le taquine depuis un demi-siècle. Ce sont des blagues entre nous qu’il ne supporterait de personne d’autre. Il me fait l’amitié de rester d’humeur égale quand je me laisse aller à ma bêtise naturelle. Il a pour moi l’indulgence que l’on accorde aux survivants.
— Et puis j’ai plusieurs siècles d’avance dans le domaine des outrances, ajouta Salagnon. Il m’a brancardé dans la forêt. Il m’a fait tellement mal en me portant que je l’ai couvert d’injures tout le temps où je n’étais pas évanoui.
— Le capitaine Salagnon a un vrai talent. Je n’y connais rien, mais il a un jour fait de moi un portrait alors que nous étions ensemble à veiller, en d’autres temps et en d’autres lieux ; et ce portrait qu’il a fait en quelques secondes sur la page d’un carnet, qu’il a détachée et qu’il m’a donnée, c’est la seule image de moi qui soit vraie. Je ne sais pas comment il fait, mais c’est ainsi. Il ne le sait peut-être pas lui-même. Je me moque de ses talents de salon, mais c’est juste pour me rattraper, pour lui renvoyer les injures du brancardage qui furent assez ordurières. Je n’ai aucun doute sur la force de caractère de mon ami Salagnon, il l’a assez prouvé. Son talent de peintre, c’est juste une étrangeté dans ces milieux et ces temps que nous avons fréquentés ensemble, et où l’on ne pratiquait pas beaucoup les arts. Comme s’il avait eu des boucles blondes parmi ces crânes rasés. Il n’y est pour rien, et cela ne change rien à la vigueur de son âme. »
Salagnon assis buvait au verre, ne disait rien. Il avait repris son masque d’os qui pouvait faire peur, qui ne montrait rien de plus qu’une feuille de papier froissée : l’absence de signes et le blanc préservé. Mais je voyais, juste visible pour qui saurait le voir, un mouvement sur ses lèvres fines ; je sentais l’ombre d’un sourire affleurer, comme l’ombre d’un nuage glisse sur le sol sans rien déranger, je voyais passer comme une ombre sur la chair, le sourire indulgent de celui qui laisse dire. Je pouvais le voir, je connaissais le moindre de ses gestes. J’avais observé jusqu’à m’en brouiller la vue tous les dessins qu’il avait bien voulu me montrer. Je connaissais chacun de ses mouvements car la peinture d’encre, bien plus que d’encre est faite de ceci : de mouvements intérieurs réalisés par des gestes. Et je les retrouvais tous sur son visage.
« Nous avions tous la plus grande estime pour Salagnon ; là-bas. »
Le gars de Mariani s’agita et remua sa bouteille. Les vieux messieurs se tournèrent vers lui en même temps, avec le même sourire sur leurs lèvres ridées. Ils prirent l’air attendri de ceux qui voient un jeune chien s’agiter dans son sommeil, et trahir par de légers coups de patte et des frémissements du dos les scènes de chasse qu’il vit en rêve.
« Eh oui, petit gars ! Là-bas ! s’exclama Mariani en lui tapotant la cuisse. Voilà un monde que tu n’as pas connu. Et vous non plus, d’ailleurs, continuait-il en me désignant, sans que je puisse identifier le sentiment de ses yeux derrière ses lunettes vertes.
— Tant mieux, dit Salagnon parce que là-bas on y laissait sa peau, de la façon la plus idiote ou la plus atroce. Et même ceux qui sont revenus ne sont pas revenus entiers. Là-bas, on perdait des membres, des morceaux de chair, des pans entiers de l’esprit. Tant mieux pour votre intégrité.
— Mais dommage, car dans votre vie il n’est rien qui ait pu servir de forge. Vous êtes intact comme au premier jour, on voit encore l’emballage d’origine. L’emballage protège, mais vivre emballé n’est pas une vie. »
L’autre s’agitait, l’air mauvais, mais sa posture restait empreinte de respect. Quand les deux papis s’arrêtèrent pour sourire largement et s’envoyer un clin d’œil, il put enfin en placer une.
« La vie de la rue, ça vaut bien vos colonies. » Il se recula dans les coussins pour apparaître plus important. « Je peux vous dire que ça décape, on sort vite fait de l’emballage. On apprend des trucs qu’on n’apprend pas aux écoles. »
Voilà qui était pour moi, mais je ne tenais pas à me mêler de ce genre de conversation.
« Tu n’as pas tort, dit Mariani, amusé qu’il montre les dents. La rue devient comme là-bas. La forge se rapproche, petit gars, bientôt tout le monde pourra faire ses preuves à domicile. On verra les forts et les mous, et ceux qui paraissent durs mais cassent au premier choc. Comme là-bas. »
L’autre fulminait et serrait les poings. La douce moquerie des deux messieurs le mettait en rage. Ils jouaient à l’exclure, mais à qui s’en prendre ? À eux, qui représentaient tout pour lui ? À moi, qui ne représentais rien, sinon l’ennemi de classe ? À lui-même, dont il ne savait pas exactement, faute d’épreuve, de quelle étoffe il était fait ?
« Nous sommes prêts, grogna-t-il.
— J’espère que je ne vous choque pas en tenant de tels propos, me dit Mariani, avec un rien de perversité. Mais la vie dans les territoires périphériques évolue bien différemment de ce que vous connaissez. Car c’est bien là que nous sommes : dans les territoires extérieurs. La loi n’est pas la même, la vie est différente. Mais vous évoluez aussi, car les centres-ville sont maintenant sillonnés de leurs bandes armées ; infiltrés, jour et nuit. Vous ne voyez pas qu’ils sont armés, mais ils le sont tous. Si on les fouillait, si les lois de notre république molle permettaient de les fouiller, on trouverait sur chacun un couteau, un cutter, et chez certains une arme à feu. Quand la police nous lâchera, quand elle se repliera et laissera aller les territoires à vau-l’eau, comme nous l’avons fait là-bas, vous serez seuls, comme étaient seuls et cernés ceux que là-bas nous venions défendre. Nous sommes colonisés, jeune homme. »
Bien calé dans les coussins aplatis, son gars à côté de lui hochait la tête, sans rien oser ajouter car il retenait un rot, soulignant chaque idée-force d’une bonne gorgée de bière.
« Nous sommes colonisés. Il faut dire le mot. Il faut avoir le courage du mot car c’est celui qui convient. Personne n’ose l’utiliser mais il décrit exactement notre situation : nous sommes dans une situation coloniale, et nous sommes les colonisés. Cela devait arriver à force de reculer. Tu te souviens, Salagnon, quand on se tirait dans les bois avec les Viets au cul ? Il fallait laisser le poste, sous peine d’y passer, et nous l’avons laissé en courant. À l’époque, une bonne retraite sans trop de casse nous apparaissait comme une victoire, et cela pouvait mériter une médaille. Mais il faut appeler les choses par leur nom : il s’agissait d’une fuite. Nous avons fui, les Viets au cul, et nous sommes encore en fuite. Nous sommes presque au centre maintenant, au cœur même de nous-mêmes, et nous sommes toujours en fuite. Les centres-ville sont devenus les casemates de notre camp retranché. Mais quand je m’y promène, au centre-ville, quand je me promène au cœur de nous-mêmes, en me cachant les yeux comme tout le monde pour ne pas voir, quand je me promène en ville, j’entends. J’entends avec mes oreilles qui restent libres parce que je n’ai pas assez de mains pour tout fermer. Est-ce du français ? Du français tel que je devrais l’entendre en me promenant au cœur même de nous-mêmes ? Non, j’entends autre chose. J’entends le son de là-bas qui éclate avec arrogance. J’entends le français qui est moi-même en une version maltraitée, dégradée, à peine compréhensible. C’est pour cela qu’il faut employer les bons mots, car c’est à l’oreille que l’on juge. Et à l’oreille, il est bien clair que nous ne sommes déjà plus chez nous. Écoutez. La France se replie, elle se déglingue, on en juge à l’oreille ; seulement à l’oreille parce qu’on ne veut plus rien voir.